Le hussard
dont les entrailles se
répandaient sur les cuisses inertes. Il y avait un blessé assis sur une pierre,
la capote sur les épaules et le regard absent, refusant l’aide d’un camarade
debout près de lui qui semblait vouloir le convaincre de poursuivre sa route
jusqu’à l’hôpital. Il y avait un cheval sellé sans cavalier qui broutait
l’herbe entre ses jambes et qui, quand un soldat s’approchait pour tenter de
saisir sa bride, relevait la tête et prenait un petit trot méprisant comme s’il
souhaitait qu’on le tienne en marge de cette histoire.
L’univers apparaissait à Frédéric plus sombre que jamais
dans cette journée, sous ce ciel chargé qui continuait de se liquéfier, dans
cette vallée d’où le mugissement du canon avait chassé les oiseaux, laissant
seuls les hommes qui s’entretuaient avec acharnement. Un moment, il voulut
imaginer que tout aurait été différent si, au lieu de cette voûte grise, de la
pluie et de la boue qui commençait à se former sous les jambes de Noirot, la
terre avait été sèche, le ciel bleu et le soleil éclatant. Mais il ne put
s’accrocher longtemps à cette idée ; même un jour lumineux du printemps le
plus radieux n’aurait pu adoucir l’horreur des images qui jalonnaient le chemin
de Frédéric vers la gloire.
Le terrain devint plus plat, les arbres se firent plus
rares, et l’escadron prit le trot. Le commandant Berret chevauchait, impavide,
à côté du porte-drapeau, flanqué de Dembrowsky et du trompette-major. Pendant
un moment, ils suivirent le chemin qu’avait emprunté Frédéric pour escorter le
8 e léger vers le village, et le jeune hussard eut l’occasion
d’apercevoir de nouveau le petit bois de pins où il avait tué le franc-tireur.
Avant d’arriver à sa hauteur, ils prirent à droite, et le regard de Frédéric se
reporta sur la tache bleue du 2 e escadron qui s’approchait
rapidement afin de se réunir à eux pour l’attaque. Il y avait maintenant des
soldats de tous côtés, en colonnes serrées, et de tous côtés aussi résonnait le
crépitement de la fusillade. Cependant, ils n’étaient toujours pas en vue de
l’ennemi.
Les deux escadrons se regroupèrent derrière un tertre, sans
se mélanger. Le deuxième resta à quelque distance, et Frédéric admira la
disposition compacte de ses rangs, la parfaite formation qui préludait au
déploiement pour le combat. Les chevaux piaffaient, inquiets, encensaient en
rongeant leur frein, remuaient la terre avec leurs sabots. Ils avaient été
entraînés pour ce moment, et leur instinct leur disait que l’heure suprême
était venue.
Berret, Dembrowsky et les deux chefs de l’autre escadron
montèrent sur le tertre pour voir clairement le lieu de l’attaque. Le reste
demeura immobile en gardant la formation, yeux et oreilles attentifs au signal
du départ. Frédéric défit les toiles cirées qui enveloppaient ses pistolets et
se pencha sur les flancs de Noirot pour vérifier les étrivières. Il regarda
Bourmont, mais celui-ci était occupé à suivre ce que faisaient Berret et les
autres.
— Espérons que cette fois sera enfin la bonne !
murmura entre ses dents un hussard proche de Frédéric, et le jeune homme
faillit exprimer son approbation à haute voix.
Il fallait en terminer une bonne fois pour toutes :
assez d’allées et venues, assez d’atermoiements ! Il sentait ses nerfs
tendus comme s’ils avaient formé des nœuds, et des picotements désagréables lui
parcouraient le ventre. Il avait besoin d’attaquer enfin, de ne plus rester
dans cette incertitude, d’affronter face à face celui qui, quel qu’il soit, se
trouvait de l’autre côté de la crête. Qu’attendait donc Berret, que
diable ? S’ils restaient là, l’ennemi finirait sûrement par les découvrir,
et dans ce cas, soit il fondrait sur eux, soit il prendrait le large ; ou
alors il adopterait des mesures de défense que, par ignorance, il n’avait pas
encore prises. Oui, qu’est-ce qu’on attendait ?
Le sang se mit à battre avec force à ses tempes, son cœur
bondissait comme s’il voulait sortir de sa poitrine ; Frédéric était sûr
que les hussards voisins pouvaient entendre les battements. La pluie fine
continuait de tomber en mouillant ses épaules et ses cuisses, des filets d’eau
ruisselaient maintenant sur son nez et sa nuque. Bon Dieu de bon Dieu !
Ils étaient en train de se faire tremper ici, figés comme des statues sur leurs
chevaux, tandis que cet
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