Le hussard
les flancs du fidèle Noirot, regarda subrepticement les visages imperturbables
des hommes qui chevauchaient autour de lui et désira de toute son âme posséder
la même tranquillité d’esprit. Après tout, se dit-il, il s’agissait seulement
de tenir bien cachées les idées incongrues, de garder la tête haute et
d’adopter une expression impassible jusqu’à ce que vienne le moment de mettre
sabre au clair et de marcher à l’ennemi. Une fois venu cet instant suprême,
plus rien d’autre ne compterait : Noirot le mènerait là où, en luttant
pour sa vie, ce genre d’inquiétantes divagations n’auraient plus leur place.
L’escadron arriva en vue du champ de bataille, dont Frédéric
connaissait déjà le panorama, puisque sa compagnie y avait escorté le 8 e léger.
Dans la vallée, on distinguait les bourgades et le village blanc au loin, bien
que le nuage de poudre suspendu en l’air soit maintenant beaucoup plus
abondant. Le petit bois de gauche était à demi caché par la fumée du combat, et
les éclairs des décharges de mousqueterie zigzaguaient de toutes parts. La
terre était grise, la fumée était grise, le ciel était gris, et, au travers de
ce voile épais qui brouillait le paysage, des masses d’hommes se déplaçaient
lentement, taches bleues, brunes et vertes qui formaient des lignes, se
rangeaient en carrés ou se défaisaient sous les coups de l’artillerie de l’un
et l’autre camp, dont les projectiles survolaient la vallée en traversant l’air
humide avec un mugissement rauque.
Près du mur en ruine d’une ferme, des blessés français
étaient éparpillés à même le sol, dans une inquiétante exhibition de ce que le
plomb et l’acier pouvaient arracher, briser, mutiler dans un corps humain.
Certains restaient immobiles, couchés sur le côté ou sur le dos, avec de
pauvres bandages sur leurs blessures. Sous le couvert d’une tente de fortune
formée par une toile et quelques planches posées entre deux charrettes, deux ou
trois chirurgiens cousaient, pansaient et amputaient sans relâche. Du groupe
s’élevait une plainte sourde, un gémissement de douleur collectif dont la
monotonie était parfois rompue par un hurlement isolé. En passant près d’eux,
Frédéric remarqua un jeune soldat, sans shako ni fusil, qui marchait sans but
précis le long du mur en poussant des éclats de rire sous le regard indifférent
de ses camarades. Il n’avait aucune blessure visible, et derrière le masque de
son visage noirci de poudre brillaient des yeux comme des charbons ardents. Les
yeux d’un fou.
Le commandant Berret ordonna le trot pour éloigner au plus
vite l’escadron de cette scène dramatique. Le sol était ravagé dans toutes les
directions par des ornières de charrettes et de prolonges d’artillerie, piétiné
par d’innombrables sabots de chevaux. Un groupe de soldats de l’infanterie de
ligne qui battait en retraite, plastrons blancs et guêtres tachés de boue, les
croisa. Les soldats étaient visiblement exténués, fusil dans le dos, visage
couvert de poudre. Il était évident qu’ils s’étaient battus et que les choses
n’allaient pas bien du tout. Au bout de la file, deux hommes en soutenaient un
troisième qui boitait douloureusement, la cuisse gauche emmaillotée dans un
bandage taillé dans sa propre chemise. Un peu plus loin, l’escadron passa près
d’une douzaine de blessés qui marchaient sans aide en direction de l’hôpital de
campagne que les hussards avaient dépassé. Certains se servaient de leurs fusils
comme de béquilles, et les trois derniers de la file avançaient les mains
posées sur le dos du soldat qui les précédait ; leurs yeux étaient
recouverts de pansements ensanglantés, et ils trébuchaient sur les cailloux du
chemin.
— Ils en ont assez fait, commenta un hussard. Ce sont
de braves garçons : ils se retirent pour ne pas nous priver de notre part
de plomb.
Personne ne fit chorus à la boutade.
*
La guerre.
Il y avait deux Espagnols pendus aux branches les plus
hautes d’une oliveraie. Il y avait des fermes qui brûlaient au loin, des
chevaux morts, des uniformes verts, bruns et bleus éparpillés partout. Il y
avait un canon renversé, la bouche enfoncée dans la boue, encloué, rendu
inutilisable par l’ennemi, sans doute, avant d’être abandonné. Il y avait un
soldat français étendu sur le dos au bord du chemin, les yeux grands ouverts,
les cheveux ruisselants et les mains crispées,
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