Le hussard
imbécile de Berret ne trouvait rien de mieux que
d’envoyer des éclaireurs. Est-ce que tout n’était pas clair, pourtant ?
Ils étaient d’un côté de la colline ; l’ennemi de l’autre. C’était très
simple, pas besoin de se compliquer la vie. Il suffisait de donner l’ordre
d’avancer, de monter la dernière pente, de redescendre l’autre versant au galop
et de s’abattre comme des démons sur ce ramassis de paysans et de déserteurs.
Il n’y avait donc personne pour faire comprendre ça au commandant ?
L’image de Claire Zimmerman repassa un instant devant ses
yeux, et il l’écarta avec irritation. Au diable ! Au diable M lle Zimmerman,
au diable Strasbourg, au diable tout le monde ! Au diable Michel de
Bourmont qui restait planté comme une cloche à regarder stupidement la crête,
transpercé jusqu’aux os, sans demander à grands cris pourquoi l’on n’était pas
déjà au galop ! Au diable Philippo le fanfaron, maintenant muet comme une
carpe, regardant lui aussi dans la même direction, la bouche ridiculement
entrouverte ! Étaient-ils tous devenus des lâches ? Sur l’autre
versant se tenaient trois bataillons d’infanterie ennemie ; sur celui-ci,
deux escadrons de hussards. Deux cents cavaliers contre mille cinq cents fantassins.
Et alors ? Ils n’allaient pas charger les trois bataillons à la
fois ! D’abord un, ensuite les autres… Et puis il y avait deux escadrons
en réserve. Et le 8 e léger était également quelque part de
l’autre côté, là où retentissaient les décharges, attendant que la cavalerie
vienne lui prêter main-forte… Pour quelle foutue raison ne chargeait-on pas une
bonne fois pour toutes ?
Quand Frédéric vit Berret et Dembrowsky se tourner vers eux,
Blondois agiter le drapeau et le trompette-major porter son instrument à ses
lèvres, et quand il entendit jaillir du cuivre la sonnerie guerrière, son cœur
s’arrêta un instant de battre puis reprit de plus belle sa course folle. Son
« Vive l’Empereur ! » se confondit avec le cri enflammé qui
sortait de deux cents gorges, tandis que les deux escadrons commençaient à
remonter la colline. Il dégaina son sabre et l’appuya contre sa clavicule
droite, releva la tête et éperonna Noirot pour gagner le lieu où il n’aurait
d’autres amis que Dieu, son sabre et son cheval.
6. La charge
À mesure qu’ils gravissaient la colline, Frédéric découvrait
enfin ce qui allait être le théâtre de l’attaque. Ce fut d’abord l’épais nuage
suspendu entre ciel et terre ; puis les colonnes de fumée noire qui
montaient à la verticale, presque immobiles, comme figées par la pluie. Après,
il put distinguer au travers de la nuée les montagnes lointaines qui fermaient
la vallée de l’autre côté, vers l’horizon. Et, arrivé presque à la crête, il
put embrasser du regard les champs à droite et à gauche, le bois, le village
enveloppé de flammes, méconnaissable avec ses toits qui brûlaient furieusement,
les brandons qui s’élevaient dans le ciel, poussés par la chaleur, et se
décomposaient en l’air ou retombaient sur la campagne noire de boue et de
cendres.
Un bataillon du 8 e léger se tenait au pied
même de la colline, et il était évident qu’il avait été mis à mal. Ses
compagnies s’étaient repliées, et le terrain qui s’étendait devant était semé
d’uniformes bleus immobiles gisant sur le sol. Épuisés, les soldats pansaient
leurs blessures, nettoyaient leurs fusils. C’étaient les hommes que Frédéric
avait escortés vers le village conquis à la baïonnette et évacué ensuite devant
la féroce contre-attaque de l’ennemi. Leurs uniformes étaient maintenant
souillés de boue, leurs visages noircis par la poudre, ils avaient le regard
perdu des soldats soumis à rude épreuve. Avec leur retraite, le centre du
combat sur ce flanc s’était déplacé sur la gauche, où un autre bataillon du
régiment, un peu plus avancé et s’adossant aux murs criblés de balles d’une
ferme à moitié détruite, crachait des décharges de mousqueterie sur les lignes
compactes de l’ennemi, qui semblaient progresser lentement et implacablement
dans la fumée de leurs propres tirs, comme si rien n’était capable de les
arrêter.
Les trompettes des deux escadrons de hussards sonnèrent
presque en même temps la formation en ordre de bataille. Les premières lignes
d’uniformes verts et bruns étaient à proximité, à moins d’une
Weitere Kostenlose Bücher