Le jardin d'Adélie
cour.
Lorsqu’il se leva enfin et qu’il secoua son vêtement du revers de la main, sa décision était prise.
*
Tout était prêt. Sans se presser, il avait mis deux semaines à se préparer à l’insu des moines. Il avait fait preuve d’une extrême prudence, indubitablement exagérée, prétexte à retarder ce moment le plus possible. Cette nuit-là, entre matines et laudes, il se leva et se vêtit en hâte d’un froc et d’une chape qu’il était allé chercher au lavoir. Il s’accroupit et souleva la planche disjointe qui était camouflée par sa couche. Il en tira une fardelle* qui contenait des provisions, des remèdes et quelques autres objets de première nécessité. Il sortit de sa cellule paisible et ferma doucement la porte derrière lui.
C’était une belle nuit de fin d’été. Il aperçut les dernières roses du jardin qui achevaient de répandre leurs pétales à travers les rangées de plants fatigués. Il eut l’impression furtive que ces roses provenaient de sa mère et qu’Adélie n’aimait pas ce qu’elle voyait.
Il se coula furtivement vers la cuisine où il puisa à pleines mains dans un seau de suie pour s’en barbouiller le visage et les mains.
La brèche dans le mur fut aisément repérée malgré la nuit presque sans lune qu’il avait minutieusement choisie. Il alla en extraire l’arc noir qu’il avait confectionné avec l’aide du frère Pierre, ainsi qu’un carquois et les flèches qu’il avait fabriqués lui-même en secret. Il caressa un instant la courbure de l’arme. Son cœur se serra. Pierre et Lambert surtout, les deux moines amicaux, allaient lui manquer. En cet instant où il s’apprêtait à les quitter, il prenait pleinement conscience de son attachement envers eux. Leurs sympathiques petites manies et leur désinvolture étaient des choses récemment découvertes pour lui. Cela lui rappelait un peu l’accueil bon enfant des Bonnefoy. C’était précieux, apaisant, inoubliable. Mais le désir de vengeance inassouvie qui couvait en Louis comme des braises sous les cendres l’avait empêché de trouver là et dans la vie contemplative le refuge bienfaisant dont il aurait pourtant eu le plus grand besoin. Mieux valait s’en aller.
Louis leva la tête et regarda le mur chevronné de lierre. C’était du haut de ce même mur qu’était un jour tombée la tiare qui l’avait sauvé d’une mort certaine. S’interdisant tout regard en arrière, il entreprit d’y grimper et se laissa choir de l’autre côté, dans des buissons d’où jaillit un chat mécontent.
Il se releva et regarda le mur qui, de ce côté, lui opposait une paroi infranchissable. « Ce n’est pas un adieu. Je reviendrai bientôt », pensa Louis. « Non, tu ne reviendras pas », répondit le mur.
Partir, vite ! Sans un regard en arrière pour ne pas donner prise aux regrets. Il avait fait son choix et ce choix lui faisait mal.
« Mon ciel sur terre existe dans des lieux inconnus, et nous marchons sur terre à pied, nus, dans l’humanité qui pleure dans les vents. »
Chapitre VIII
La bure et la hache
Pampelune, juin 1350
Il reposa la coupe vide sur la table et claqua la langue afin d’en chasser l’effet granuleux laissé par une lie abondante.
— Du vin de manant, fit-il remarquer à ses compagnons buveurs, une demi-douzaine d’hommes hirsutes et braillards dont la présence, même dans une taverne mal famée comme celle où ils se trouvaient, n’augurait rien de bon.
Arnaud d’Augignac {84} rota et entreprit de se gratter le côté droit en s’étirant paresseusement. C’était un jeune homme aux boucles patriciennes, au teint presque aussi délicat que celui d’une femme. Il était le second et dernier fils survivant du baron veuf Raymond III. Raymond IV, son frère aîné, était l’héritier présomptif du beau domaine familial qui était le vestige d’une prospérité datant de l’époque des grands féodaux. Arnaud n’allait pour sa part recevoir qu’un lointain petit domaine de rocailles et de ronces niché au fin fond de quelque lande normande {85} , où il pleuvait le plus clair de l’année. C’était sans doute aussi bien. Ainsi, Arnaud allait-il un jour se voir enfin obligé de s’en aller là-bas avec son épouse maladive, dont l’héritier ne tolérait la présence que pour le baron. Et, même si Arnaud n’était qu’un fainéant et un jouisseur, il avait été le fils préféré du vieux veuf. Le baron avait pris Arnaud en
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