Le jardin d'Adélie
Peut-être le son de sa propre voix était-il un réconfort pour lui.
Il eut une idée. Il commença à chanter, lui aussi.
L’amour de moi s’y est enclose
Dedans un joli jardinet…
Cette mélodie lui était subitement revenue en mémoire sans raison apparente. Il haussa le ton de manière à chanter par-dessus la voix monocorde de Firmin. Ce qu’il entendit le surprit : il ne reconnaissait plus sa propre voix. Elle avait changé. C’était comme si un étranger chantait à sa place. Firmin cessa brusquement sa mélopée et leva les yeux vers lui. Lionel s’arrêta lui aussi, mais il se ravisa et continua bravement sa comptine dans le silence nouveau. Il lui fallut plusieurs minutes pour réaliser qu’elle se mettait à se décaler par rapport à celle que sa mémoire lui dictait. Il n’y pouvait rien. Il hésita encore, puis se tut. Il ne pouvait plus chanter, et ses yeux s’emplirent de larmes. La mélodie de sa mémoire continua toute seule. Il sembla à Lionel que Firmin l’entendait aussi. C’était une femme qui chantait.
Firmin cligna les yeux. Ses mains, oiseaux captifs, se remirent à battre frénétiquement des ailes. De petits sons secs et nerveux jaillissaient de la gorge fanée. Lionel attendit un court instant et décida d’attraper les mains affolées. Il les emprisonna dans les siennes. Il en sentit un moment les soubresauts au creux de ses paumes. Elles s’apaisèrent.
— Te souviens-tu de la musique, Firmin ? Te souviens-tu comme elle aimait à s’attarder chez nous ? Pour une raison que j’ignore, est-ce simplement à cause de l’amour que je lui porte, cette mélodie depuis longtemps occultée arrive parfaite à mes oreilles, inaltérée comme celle de mes plus beaux souvenirs. La perfection des souvenirs à elle seule corrige ce que le temps endommage. Lorsque nous serons morts, Firmin, la mélodie, elle, continuera de vivre. Elle s’en ira chanter aux oreilles d’un autre.
Le vieil homme dodelina de la tête et leva péniblement les yeux vers lui. On n’entendait plus que sa respiration congestionnée. Soudain, il dit d’une voix sans timbre :
— Pourquoi t’es-tu laissé faire ça ?
C’était lui qui posait cette question, alors que c’aurait dû être le contraire. Firmin n’était pas fou. Il avait compris. Et son « ça » comportait tout. Cette vie en robe grise, à se laisser dessécher par le destin, cette apparente indifférence des siens à tout ce qui lui paraissait injuste à lui. Tous ces souvenirs mis en sourdine depuis tant d’années s’agitaient pêle-mêle dans le cerveau du moine. Il secoua la tête.
— Non, Firmin. C’est sans importance. N’en parle que si tu désires le confier à Dieu, pas à moi. C’est pour cela que je suis venu.
— Dieu… Ils… ils vont me tuer, n’est-ce pas ?
Les deux hommes se regardèrent dans les yeux, et la vacuité de l’un s’abreuva de la tragique humanité de l’autre. Firmin redevenait un homme.
— Oui, dit Lionel.
Le condamné baissa la tête. Il se mit à sangloter. Lionel lui libéra les mains et le prit dans ses bras.
Être captif, le corps mis aux fers et l’âme emprisonnée par cette seule pensée horrible, terrifiante : condamné à mort !
— C’est pour quand ?
— Demain matin.
— Demain ? Mais on est quoi, là ?
— Au début de la nuit.
— Non. C’est trop tôt…
Pathétique tentative de réunir sous sa main tremblante les dernières miettes d’existence qui lui restaient. Firmin hoquetait. Il s’était mis à trembler. Il se redressa soudain et serra les bras maigres du moine. Son regard fiévreux ressemblait à celui d’un noyé.
— Parle-leur, toi. Ils t’écouteront. Dis-leur que je regrette et que je ferai tout ce qu’ils voudront. Demande Baillehache.
— Qui est Baillehache ?
— Tu ne le connais pas ? Voyons, tout le monde connaît Baillehache. C’est un bourrel. Il fait une toise de haut. Fort comme deux hommes. Un démon. Noir. Tout noir de haut en bas.
Lionel ne put réprimer un frisson.
— Je ne peux pas faire cela. Ce bourrel ne m’écoutera pas. Et ce n’est pas lui qui a décidé de la sentence.
— Les autres…
— Personne n’écoutera, Firmin. Seul Dieu t’écoute, désormais. Ne crois-tu pas en Dieu ?
— Si, j’y crois, mais…
« Que dire à l’homme qui va mourir ? » se demanda Lionel. L’histoire du bon larron, si représentative qu’on devait l’utiliser dans toutes les geôles
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