Le jour des barbares
ennemis
mortels. Son langage est révélateur : pour lui, les Goths sont une plebs
truculenta , une foule d’épouvantables gueux. « Et un soin diligent
était déployé », écrit-il, « pour ne pas abandonner à l’arrière un
seul de ces hommes destinés à renverser la puissance romaine, fût-il même la
proie d’une maladie mortelle ». On transportait sans interruption, de jour
comme de nuit, hommes, femmes, enfants et chevaux, en utilisant toutes sortes d’embarcations
et même des troncs d’arbre évidés ; ce qui, soit dit en passant, nous
rappelle la fondamentale arriération technique du monde romain, qui contraste
si nettement avec ses capacités d’organisation et son raffinement intellectuel.
Pour la foule qui, sur la rive septentrionale, attendait son
tour, dans la crainte permanente de voir surgir derrière son dos les Huns, la
tension devait être terrible, et, comme dans toutes les opérations humanitaires
entreprises en situation d’urgence et à une aussi grande échelle, les incidents
tragiques ne manquèrent pas. Le Danube est déjà en toute saison un fleuve
dangereux, et à cette époque il était en crue à cause des fortes pluies ; beaucoup
d’embarcations se renversèrent, beaucoup de gens, par désespoir, essayèrent de
traverser à la nage, et on ne sait combien il y eut de noyés. Mais le débarquement
n’en continuait pas moins, jour et nuit. Les fonctionnaires chargés de l’accueil
avaient installé sur le rivage des scribes qui devaient transcrire les noms de
tous les arrivants : l’administration voulait disposer d’une liste
complète, pour calculer le nombre des immigrés à répartir dans l’intérieur des
terres. Mais les opérations de transfert se déroulaient dans une telle
confusion, et les gens qui effectuaient la traversée pour leur propre compte
étaient si nombreux, que les fonctionnaires, ne pouvant plus effectuer un
recensement correct, finirent par renoncer à ce travail inutile.
6.
En plus du compte rendu de la traversée des Goths que nous a
laissé Ammien Marcellin, nous en possédons un autre, écrit en grec, cette fois,
par un historien nommé Eunape. Il ne nous reste que des fragments de son œuvre,
mais par chance l’un d’eux décrit cet épisode. Son récit est très semblable, dans
l’ensemble, à celui d’Ammien ; s’agissant de deux auteurs indépendants l’un
de l’autre, la concordance de leurs témoignages permet de conclure que les
choses ont dû se passer à peu près comme ils l’ont raconté. Eunape ajoute une
description à effet des guerriers goths qui, massés au bord du fleuve, tendent
les bras vers la rive romaine, décrivent la tragédie de leur peuple et
supplient qu’on les accueille, promettant de s’engager dans l’armée romaine. Or
il n’était peut-être pas si facile de se faire entendre d’une rive à l’autre du
Danube, à une distance de plusieurs kilomètres et avec un courant en pleine
crue. Ce détail est une pure invention d’Eunape, mais il n’est pas là par
hasard. Dans sa version, en effet, le gouvernement impérial décide d’accueillir
les réfugiés dans l’unique but de renforcer l’armée, et c’est pourquoi Valens
ordonne de ne faire passer en territoire romain que les hommes, après les avoir
désarmés.
Prise à la lettre, la version d’Eunape est assez
invraisemblable, car les Goths n’auraient évidemment pas accepté de pareilles
conditions ; mais l’historien grec a raison quand il attire notre
attention sur un autre aspect de l’affaire, qui nous aide à mieux comprendre
les motivations de Valens. L’année précédente, le plus âgé des deux empereurs, Valentinien,
était mort, laissant le trône d’Occident à ses deux fils, Gratien et Valentinien II.
Nous savons que la succession d’un empereur était un moment délicat où tout
pouvait arriver, des rébellions aux tentatives d’usurpation. Valens avait
maintenu de bonnes relations avec son frère, mais il ne pouvait certainement
pas faire une confiance aveugle à ses neveux ; il est par conséquent
vraisemblable qu’en un moment comme celui-là l’empereur ait été particulièrement
séduit par l’occasion qui lui était offerte d’enrôler dans son armée un grand
nombre de guerriers goths.
Et nous pouvons trouver crédible un autre détail qu’Eunape
mentionne avec indignation : tandis qu’on attendait encore la réponse de l’empereur,
quelques groupes de Goths, hardis et entreprenants,
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