Le jour des barbares
possible l’allure, afin qu’en cas de problème les immigrés clandestins
puissent le rejoindre et faire cause commune.
Mais il est peut-être inutile de supposer que Fritigern ait
agi délibérément : la marche du convoi, avec toutes ces familles montées
sur des chariots tirés par des bœufs – au moins deux ou trois mille chariots, peut-être
davantage – et avec toutes les difficultés de ravitaillement que nous pouvons
imaginer, devait forcément être lente et fatigante. Au bout de quelques jours, tout
de même, l’avant-garde arriva en vue des murs d’une grande cité, Marcianopolis,
aujourd’hui Dévnja, en Bulgarie ; c’était le premier centre urbain
important que la plupart des Goths voyaient de leur vie, et il s’élevait au
milieu d’une région fertile, pleine de champs à cultiver et de pâturages pour le
bétail. Peut-être les réfugiés se crurent-ils enfin arrivés dans la zone où l’empereur
avait ordonné de leur assigner des maisons et des terres ; en tout cas, ils
étaient affamés et en piteux état après les privations subies au cours de la marche,
et ils s’attendaient au moins à être logés en ville et à recevoir une
distribution de vivres, comme on le leur avait promis.
En réalité, à Marcianopolis rien n’était prêt. Les autorités
locales n’avaient pris aucune disposition et espéraient seulement que cette foule
de réfugiés passerait au plus vite son chemin ; la population de la ville,
en outre, était terrorisée par les barbares et n’avait pas la moindre intention
de fraterniser avec eux. Les Goths pensaient être devenus des sujets de l’empereur,
et ils étaient sincèrement disposés à obéir aux ordres, mais ils mouraient de
faim. Ils demandèrent qu’on les laisse au moins entrer dans la ville pour
acheter à manger, mais la population empêcha l’ouverture des portes. Les Goths,
fous de rage, essayèrent d’entrer par la force, les soldats de l’escorte
intervinrent, les premiers incidents éclatèrent, et l’on vit alors ce que les
généraux romains auraient dû savoir depuis le début : que les soldats
étaient trop peu nombreux pour garder le contrôle de cette multitude. Ils
furent débordés, et les Goths, qui commençaient maintenant à s’attendre au pire,
dépouillèrent les soldats morts et s’emparèrent de leurs armes et de leurs
armures.
10.
Tandis que, sous les murs de Marcianopolis, les premiers
incidents éclataient, le comte Lupicinus, qui était la plus haute autorité
romaine de la province et était personnellement responsable de ce transfert, banquetait
en ville avec les chefs goths, parmi lesquels se trouvait Fritigern. Il est
impossible de dire si Lupicinus était vraiment incompétent (en plus d’être
corrompu) au point de ne pas s’être rendu compte que la situation était
explosive ; cela n’aurait pas de quoi nous étonner, car l’incompétence est
de toutes les époques. En un sens, d’ailleurs, ce banquet n’avait rien d’étrange,
puisque ces chefs étaient là avec l’autorisation de l’empereur, et que c’était
en association avec eux que Lupicinus devait gérer le transfert de leurs gens
et les installer sur leurs nouvelles terres ; la collaboration au sommet
entre les autorités romaines et les chefs barbares était indispensable pour le
succès de l’opération, qui était l’absorption d’immigrés la plus importante
jamais tentée par l’administration impériale. Mais il se pourrait aussi que
Lupicinus ait été moins incompétent et plus corrompu que nous ne le pensons, et
qu’il ait estimé dès le début qu’en cas de problème, l’étape de Marcianopolis
servirait au moins à se débarrasser des chefs barbares, dans l’espoir qu’une
fois ceux-ci éliminés, le reste de leurs troupes se débanderait. Dans tous les
cas, ce qui suit est une sombre histoire, de celles qui ont donné au Bas-Empire
sa triste réputation d’époque cruelle et immorale.
Lupicinus et les chefs de tribu, donc, sont occupés à faire
bombance, tandis qu’à l’extérieur de la ville les Goths ont déjà commencé à se
révolter et à massacrer les soldats qui tentaient de les ramener à l’obéissance.
Notre informateur habituel, Ammien Marcellin, nous montre Lupicinus dans une
page mémorable, au moment où quelqu’un vient l’aviser discrètement de ce qui se
passe, alors que, « demeurant longuement à une table prodigue, au milieu
du vacarme des divertissements, il
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