Le jour des barbares
avaient essayé de traverser
le fleuve clandestinement, mais les patrouilles romaines les avaient interceptés
et massacrés sans pitié. Lorsque les envoyés de Valens arrivèrent sur les lieux
avec la consigne de ne pas considérer les Goths comme des ennemis mais plutôt
comme une ressource précieuse, les officiers qui avaient réprimé ces tentatives
d’immigration clandestine furent relevés de leurs fonctions et traduits en
jugement. Eunape est furieux en racontant cet épisode, mais il comprend
parfaitement la situation : les politiciens, pour des raisons qui leur
étaient propres, avaient décidé qu’il fallait adopter la manière douce avec les
immigrés, et n’avaient aucune intention de laisser les militaires affronter le
problème avec leurs méthodes habituelles.
7.
Le récit d’Eunape confirme que le transfert des réfugiés sur
la rive romaine eut lieu dans la plus grande confusion, et il ajoute d’autres
détails révélateurs sur l’illégalité régnante et sur les abus commis par les
fonctionnaires et les militaires romains qui géraient les opérations. La
consigne était de faire passer tout d’abord les enfants, à garder comme otages,
puis les hommes adultes, mais seulement après les avoir désarmés ; la
corruption, toutefois, était telle que beaucoup de Goths, en échange d’un
pot-de-vin, purent emporter avec eux leurs armes et leur famille. De nombreux
autres réfugiés, surtout des femmes et des petits enfants, furent transportés
abusivement par des fonctionnaires ou des militaires qui entendaient les emmener
chez eux pour en faire des esclaves. « Ils avaient tout bonnement décidé »,
écrit Eunape, « de remplir leur maison de domestiques et leurs terres de
bergers, et de profiter de la situation pour assouvir tous leurs désirs ».
Il n’est pas difficile d’imaginer qu’une opération qu’en théorie nous devrions
appeler humanitaire, menée sur une frontière au bout du monde, loin des yeux du
gouvernement, sans moyens de communication de masse susceptibles de la
maintenir sous contrôle et sans une opinion publique à laquelle devoir rendre
des comptes, confiée à des bureaucrates corrompus et à des militaires brutaux, ait
pu être gérée d’une façon aussi inquiétante.
Pendant ce temps, jour après jour, les réfugiés continuaient
d’affluer et s’entassaient sur la rive romaine du Danube ; leur nombre
dépassait tellement les prévisions que personne ne savait plus quoi faire. Les
instructions impériales disaient qu’il fallait les transférer dans des zones
faiblement peuplées et leur distribuer des terres à cultiver, de telle sorte qu’ils
puissent se nourrir. Mais pour exécuter ce programme, il fallait du temps, et
les ordres en provenance d’Antioche prévoyaient expressément que, dans l’immédiat,
des vivres soient fournis à tous ces gens, à la charge des autorités locales. Ainsi,
sur la rive du fleuve, un immense camp de réfugiés prit progressivement forme, surveillé
par des militaires romains et ravitaillé grâce aux rations distribuées par l’armée.
Pour le moment, on ne pouvait rien faire d’autre. Jour et nuit, de nouveaux
réfugiés débarquaient, et ce flot paraissait impossible à endiguer, puisqu’il
en arrivait toujours plus sur la rive opposée. La nouvelle s’était rapidement
diffusée : la frontière était ouverte, et les Romains eux-mêmes acheminaient
les immigrés sur leur propre rive ; personne ne voulait rater une pareille
aubaine. À un certain moment, toutefois, les autorités s’alarmèrent. Quand de
nouveaux chefs, à la tête de convois bien organisés, se présentèrent à la frontière
en se référant explicitement à l’aide humanitaire qu’ils espéraient recevoir, ils
se virent répondre qu’il n’y avait plus de place. Sur la rive septentrionale du
fleuve, la multitude en attente continuait de croître, agitée et mécontente, de
plus en plus ouvertement hostile à cet incompréhensible empire qui, tout à coup,
leur refusait l’accès. Les embarcations romaines avaient interrompu les
opérations de transfert et patrouillaient maintenant sur le fleuve pour empêcher
les débarquements clandestins.
8.
Chez les immigrés déjà admis, la situation se détériorait
aussi, surtout en raison de l’effroyable insuffisance des structures d’accueil.
Les camps de réfugiés étaient surpeuplés, les conditions d’hygiène désastreuses,
et les rations fournies par l’armée à
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