Le jour des barbares
d’immigrés germaniques,
et le bruit courait qu’il avait une sympathie secrète pour les Goths. Juste
avant la bataille des Saules, il avait été pris d’une soudaine crise de goutte
qui l’avait empêché d’y participer ; il va sans dire que cette goutte
providentielle avait suscité des ragots. Le détachement de Frigéridus, isolé, déjà
amoindri par les combats, commandé par un général douteux, paraissait la cible
idéale, et le conseil des chefs décida que le gros des guerriers irait à Béroé
attaquer les Romains et les anéantir, comme ils avaient détruit la colonne de
Barzimérès.
5.
Frigéridus avait peut-être mauvaise réputation, mais en
réalité il connaissait bien son métier. Ammien Marcellin nous l’assure, et il
était lui aussi du métier (dans le paragraphe final de ses Histoires, rédigées
dans un assez bon latin, il s’excuse de ne pas avoir su faire mieux et déclare
qu’il a écrit comme peut le faire un ancien soldat – grec, qui plus est). Ammien
n’est pas avare de critiques envers ses collègues, quand il lui semble qu’ils
ont mal fait leur travail ; et nous savons déjà que la guerre contre les
Goths avait révélé bon nombre d’incompétents. Mais Frigéridus n’était pas du nombre ;
c’était, selon Ammien, un bon professionnel, et qui surtout n’épargnait pas ses
forces. Depuis sa position sur les contreforts des Balkans, il envoyait des
éclaireurs à de grandes distances, et il sut immédiatement que le gros des
troupes gothiques s’était mis en mouvement dans sa direction pour venir l’attaquer.
Frigéridus analysa la situation et décida qu’il ne devait pas rester les bras
croisés à attendre qu’on vienne l’étriper. Derrière lui s’élevaient les reliefs
alpins menant vers le versant occidental des Balkans, que les Romains
appelaient l’Illyrique, et qui pour nous coïncide à peu près avec l’ex-Yougoslavie :
c’était un territoire de l’empire d’Occident, et le premier devoir de
Frigéridus était de le défendre en empêchant les bandes barbares de pénétrer
dans les provinces occidentales. C’est pourquoi il décida de lever le camp et
de se replier en empruntant la vallée de la Maritza, que les Romains appelaient
Hebrus, jusqu’au col de Succi, par où l’on descend en Macédoine.
Les bandes gothiques le suivaient de près, et avec elles il
y en avait encore d’autres. Elles avaient franchi depuis peu le Danube, profitant
de l’effondrement des défenses frontalières, du repli des garnisons romaines, de
la panique qui s’était répandue dans toute la province. Certaines de ces bandes
étaient formées de Taïfales, un peuple de langue gothique, au sujet duquel
Ammien Marcellin raconte une très curieuse histoire. Il est utile que nous la
racontions aussi, pour comprendre un peu plus en profondeur cet univers barbare.
« Cette nation des Taïfales », écrit Ammien,
« est, à ce que nous avons appris, dévoyée et plongée à ce point dans les
scandales d’une vie obscène que, chez eux, les jeunes gens sont accouplés à des
mâles par le pacte d’un commerce sacrilège, pour épuiser leurs vertes années en
se prêtant à l’usage impudique de leurs aînés. Plus tard, ceux qui, arrivés à l’âge
adulte, ont tout seuls soutenu la charge d’un sanglier ou tué un ours féroce, sont
délivrés de la fange de cette souillure. » Au-delà de l’indignation de l’honnête
Ammien Marcellin, il suffit de lire ce récit avec des yeux d’anthropologue pour
reconnaître les rites d’une tribu guerrière, où l’initiation des adolescents
prévoit une période d’union sexuelle avec des hommes plus âgés, et où une
épreuve de courage ou de force physique marque le passage à l’âge adulte. Il
est clair que les Romains n’étaient guère en mesure d’apprécier ce genre de
choses ; et l’on voit avec quelle facilité le stéréotype des barbares
corrompus et immoraux pouvait s’ancrer dans leur mentalité. Mais il est clair
aussi que les membres de ces tribus de guerriers nomades venues des steppes
étaient des durs-à-cuire, et que, tandis que leurs bandes chevauchaient librement
dans les Balkans, l’empire d’Orient s’enfonçait réellement dans une crise d’où
il ne voyait pas bien comment sortir.
6.
Frigéridus et son armée se retiraient vers l’Illyrique à
travers les montagnes des Balkans. Quelques bandes de Goths et de Taïfales, majoritairement
à cheval, le
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