Le jour des barbares
poursuivaient, sûres de leur fait, tout en profitant du voyage
pour saccager la région. C’était une de ces situations périlleuses dans
lesquelles une erreur se paie cher. Si la cavalerie des barbares avait surpris
la colonne de Frigéridus dans un passage difficile, elle l’aurait probablement
mise en pièces. Mais il faut être deux pour jouer à ce jeu, et Frigéridus, nous
le savons déjà, connaissait son affaire. Pendant qu’il se retirait lentement
vers le col de Succi, ses éclaireurs le tenaient informé des mouvements des
barbares, et lorsqu’il apprit que la plupart des bandes qui le poursuivaient s’étaient
réunies et avançaient sur une route unique, il prépara un guet-apens. Quand les
barbares se trouvèrent face à l’infanterie romaine déployée en ordre de bataille,
ils se lancèrent à l’assaut, persuadés d’avoir intercepté l’arrière-garde de la
colonne ; mais les Romains débouchèrent sur leurs flancs et les
encerclèrent. Alors le massacre commença, qui était aussi une vengeance ;
« et il les aurait tous massacrés jusqu’au dernier, au point que n’aurait
pas pu se présenter même un messager de leur désastre ». Une fois éliminés
les chefs des barbares, les survivants se jetèrent à genoux et implorèrent
pitié.
Même si l’Empire romain était désormais officiellement
chrétien, les Romains ne se considéraient nullement tenus de faire preuve de
miséricorde envers leurs ennemis, et ils n’avaient aucun scrupule à massacrer
des prisonniers ou des civils. Mais depuis longtemps l’administration impériale
s’était habituée à considérer la main-d’œuvre, y compris barbare, comme une
ressource précieuse, qu’il fallait économiser autant que possible ; et il
faut croire que cette idée s’était imprimée aussi dans la tête des militaires. Ainsi,
Frigéridus, au bout d’un certain temps, arrêta le massacre et accepta la
reddition des barbares. Nous n’en connaissons pas le nombre exact, mais il y en
avait au moins quelques centaines, principalement des Taïfales, tous des hommes
adultes et robustes. Frigéridus les fit enchaîner et les emmena avec lui quand
il se retira à travers les montagnes ; arrivé de l’autre côté, il les
consigna aux fonctionnaires chargés du tri des immigrés, enchantés de voir
arriver tous ces travailleurs. Dans l’empire d’Occident aussi, il y avait de
vastes régions dépeuplées, où l’on manquait de bras pour travailler la terre ;
il y en avait en Gaule, surtout à cause des incursions barbares, mais aussi en
Italie, notamment dans la plaine du Pô. Les Goths et les Taïfales capturés par
Frigéridus furent expédiés en Italie, et installés comme colons sur les terres
domaniales des basses plaines du Pô, dans les environs de Modène, de Reggio et
de Parme. Cela nous montre bien le besoin de main-d’œuvre qui tenaillait l’empire,
mais aussi le sentiment de supériorité et de sécurité que, malgré tout, les
Romains continuaient d’éprouver face aux barbares. En plein milieu d’une crise
aussi profonde que celle qui sévissait dans les Balkans, le gouvernement n’hésitait
pas une seconde à prélever des centaines de prisonniers barbares, appartenant, qui
plus est, à des tribus très féroces, et à les transférer au cœur de l’Italie.
VIII
VALENS ENTRE EN ACTION
1.
L’année 378 se présentait pour l’empire sous des
auspices décidément inquiétants. Les barbares étaient maîtres des riches
campagnes de Thrace qui, depuis le Danube, arrivaient jusqu’aux faubourgs de
Constantinople. Toutes les unités de l’armée romaine présentes dans la région, y
compris les renforts venus d’Occident, avaient dû s’enfermer dans les cités fortifiées,
ou s’étaient retirées vers l’Illyrique, à l’instar de la colonne de Frigéridus.
Du haut des murs de la capitale, on pouvait voir les escouades de barbares
ratisser la campagne, et les gens commençaient à craindre que, d’un jour à l’autre,
l’ennemi vienne camper devant les portes pour assiéger la métropole. Dans tout
le monde romain, on savait désormais qu’il y avait une plaie ouverte par où se
consumaient les forces de l’empire et qu’on ne parvenait pas à cautériser ;
une seule question agitait l’opinion publique : qu’allaient faire les
empereurs ?
Valens, qui avait près de cinquante ans, était encore à
Antioche. La décision la plus difficile lui incombait maintenant, puisque tous
les
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