Le jour des barbares
mascarade :
les chrétiens se précipitent à leur rencontre pour les embrasser comme des
frères ; et même des gens normalement constitués croient vraiment qu’ils
sont tous de sincères chrétiens, et que les rites de cette foi ont pour eux une
valeur sacrée.
La version d’Eunape ne doit évidemment pas être prise à la
lettre. Convaincu que le christianisme est une folie collective menant l’empire
à la catastrophe, l’historien grec oppose à la sottise des Romains l’astuce des
barbares, qui ont compris comment ils doivent se comporter pour avoir du succès
auprès de leur ennemi, tout en continuant de pratiquer en privé, « sincèrement
et noblement », leurs rites ancestraux. En réalité, la conversion des
Goths au christianisme n’était nullement une farce : cette idée est
seulement l’interprétation, disons, créative d’un auteur païen qui a un compte
à régler avec les chrétiens. Mais il n’en est pas moins significatif de
constater que, lorsque les chefs goths décident d’envoyer quelqu’un chez Valens
proposer une négociation, c’est à un prêtre qu’ils confient cette mission ;
comme s’ils pensaient vraiment, de bonne ou de mauvaise foi, qu’en mettant en
avant leur adhésion au christianisme il leur serait plus facile de se faire
écouter de l’empereur.
4.
Valens donna l’ordre de faire entrer dans le campement les
émissaires des Goths et accepta de les recevoir. En plus du prêtre, la
délégation était composée de gens quelconques et non de guerriers de haut rang,
ce qui constituait une sorte d’affront de la part des Goths ; mais après
tout c’étaient des barbares, et on ne pouvait pas attendre d’eux qu’ils
connussent les règles de la diplomatie. Le prêtre présenta à Valens une lettre
de Fritigern. Elle était probablement rédigée en latin ou en grec, car parmi
les Goths il y avait sans doute beaucoup de gens qui parlaient les langues de l’empire ;
si elle était en gothique, elle devait être écrite dans l’alphabet créé par
Ulfila pour traduire la Bible, et le prêtre dut se charger d’en communiquer
oralement le contenu. Nous ne savons rien de ce prêtre, pas même son nom, mais
il est clair que c’était un personnage d’une certaine importance, un confident
de Fritigern, parce qu’en plus de la lettre il apportait un message secret de
son chef, devant être remis à l’empereur en privé.
Dans la lettre publique, Fritigern rappelait que, si lui et
son peuple se trouvaient en territoire romain, c’était parce qu’ils avaient été
accueillis en qualité de réfugiés : la guerre les avait chassés de leur
pays, les obligeant à demander asile. En leur accordant la permission de
traverser le Danube et de se réfugier dans l’empire, Valens avait aussi promis
des terres et du bétail ; les Goths demandaient seulement que cette
promesse soit tenue, et ils étaient disposés à mener une vie paisible en Thrace,
comme de fidèles sujets de l’empereur. Voilà ce que disait la lettre officielle,
qui avait reçu l’assentiment de tous les chefs goths. Dans la lettre secrète, Fritigern
expliquait qu’il avait toujours désiré la paix, mais que les autres chefs, de
même que les guerriers, ne voulaient plus en entendre parler, et qu’ils s’étaient
monté la tête ; néanmoins, poursuivait Fritigern, dès que l’empereur arriverait
avec son armée et que ses hommes auraient devant les yeux la puissance de Rome,
ils se calmeraient sans aucun doute, et alors un accord pourrait être négocié.
Il est impossible, aujourd’hui, de dire si l’offre de
Fritigern était sincère ou non. Certes, un chef plus ou moins romanisé pouvait
envisager d’excellentes perspectives de carrière au service de l’empire, et sa
proposition n’a en soi rien d’incroyable ; le plus vraisemblable est qu’il
ait voulu laisser ouvertes toutes les possibilités, en attendant de voir
comment la situation évoluerait. D’un point de vue purement militaire, il était
en mauvaise posture : la tentative de contourner l’armée de Valens et de s’interposer
entre celle-ci et la capitale avait échoué. Il ne restait plus qu’à accepter de
livrer bataille en terrain découvert, en jouant le tout pour le tout, ou bien à
négocier ; et il se pourrait que Fritigern ait eu du mal à opter pour l’une
ou l’autre de ces solutions. Quoi qu’il en soit, Valens trouva que ces deux
lettres de Fritigern étaient un peu bizarres. Il
Weitere Kostenlose Bücher