Le jour des barbares
empereur compris.
X
APRÈS LE DÉSASTRE
1.
La nouvelle de la défaite d’Andrinople et de la disparition
de Valens suscita une immense émotion dans l’Empire romain. Pas tellement, comme
nous pourrions le penser avec notre mentalité moderne, à cause du choc causé
par la mort d’un empereur tué en combattant les barbares. Ce n’était pas la première
fois qu’une telle chose arrivait : au siècle précédent, Décius avait péri
lors d’une expédition contre les Goths, qui avaient fait irruption, déjà, dans
les Balkans ; un autre empereur, Valérien, avait été vaincu et capturé par
les Perses, et était mort dans d’humiliantes conditions de détention (le souverain
ennemi, disait la rumeur, l’utilisait comme escabeau pour monter à cheval). Il
est vrai que plus de cent ans s’étaient écoulés depuis lors, et même les vieillards
n’avaient jamais connu un désastre d’une telle ampleur ; mais il y avait
de bonnes raisons de ne pas considérer la mort d’un empereur pendant des
opérations de guerre comme un événement exceptionnel. L’empire avait connu beaucoup
de généraux qui prenaient le pouvoir et se proclamaient empereurs, jusqu’à ce
qu’un autre général vienne les défier ; les perdants se faisaient
ordinairement tuer et passaient à la postérité en tant qu’usurpateurs, mais
avant de mourir ils avaient eux aussi été adorés par leurs sujets comme des empereurs
légitimes. Dans la pratique, le caractère sacré de l’empereur était une fiction :
ou plus exactement, ce qui était sacré n’était pas l’homme, mais la fonction. La
pourpre et le diadème étaient sacrés ; le corps qui les portait
provisoirement, non.
L’émotion suscitée par la défaite d’Andrinople avait par
conséquent d’autres motifs. Depuis deux ans, l’opinion publique suivait avec
inquiétude la tragédie des provinces balkaniques ; elle la suivait à
travers les rares informations distillées par le palais impérial, et plus
encore à travers les rumeurs et les légendes métropolitaines transmises de
bouche à oreille. La peur ancestrale des barbares, qui couvait toujours dans un
coin de la mentalité romaine, s’était brusquement réveillée. La peur est un sentiment
puissant, et les nouvelles en provenance des régions dévastées par les Goths
étaient bien faites pour la renforcer. Il suffit d’observer l’avidité un peu
macabre avec laquelle les auteurs de l’époque, y compris Ammien Marcellin, s’attardent
sur les histoires les plus horribles et les plus excitantes, décrivant la
cruauté des barbares, ce qu’ils faisaient aux prisonniers, ce qu’ils faisaient
aux femmes. L’opinion publique suivait les événements avec passion, non pas comme
nous le faisons lorsqu’il s’agit d’horreurs lointaines, que nous voyons à la
télévision mais qui ne nous concernent pas et ne nous concerneront jamais :
l’émotion était accentuée par le fait de savoir que ces choses se passaient
dans l’empire même, tout près de chez vous, et qu’elles pouvaient vous arriver
à vous aussi, pour peu que la situation continue de se dégrader.
Mais l’empereur avait fini par se mettre en route avec la
fine fleur de l’armée, des régiments tout étincelants de fer, pour faire cesser
ce scandale une bonne fois pour toutes, et il paraissait évident que les Goths
allaient enfin être matés. La destinée manifeste de l’empire n’était-elle pas
de battre ses ennemis ? La civilisation finit toujours par l’emporter, c’est
ainsi que le monde est réglé. Et pourtant l’impensable était arrivé, les
barbares avaient gagné ; et l’on comprend que cet événement ait provoqué
un traumatisme dans tout l’empire.
2.
Une autre raison pour laquelle la défaite d’Andrinople
suscita une émotion profonde est liée à la personnalité controversée de Valens.
Nous avons déjà vu que le frère de Valentinien n’était pas populaire. Quand on
sut qu’il avait été battu, et surtout quand on comprit qu’il ne reviendrait
plus et que son cadavre était sûrement resté sur le champ de bataille, les
réactions furent contrastées ; il y avait de la consternation, bien sûr, car
c’était tout de même l’empereur, mais aussi une sorte de sombre satisfaction. Beaucoup
furent prompts à s’exclamer : je l’avais bien dit, que tôt ou tard il
finirait mal ! Ammien Marcellin n’hésite pas à faire débuter son récit de
la guerre contre les Goths par
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