Le jour des barbares
l’énumération des signes prémonitoires de la
mort de Valens qui, à l’en croire, s’étaient manifestés dans tout l’empire dès
qu’on avait eu vent de l’arrivée des barbares. Les Anciens étaient sincèrement
persuadés que les grands événements – surtout les grands malheurs ou les morts
d’hommes illustres – étaient anticipés par des présages et des miracles. Ainsi,
lorsqu’une catastrophe se produisait, tout le monde était sûr qu’elle avait été
annoncée par divers prodiges.
La page dans laquelle Ammien Marcellin décrit les présages
du désastre d’Andrinople et de la mort de Valens mérite d’être lue
attentivement. D’abord parce qu’elle nous montre à quel point les Romains
étaient superstitieux, d’une superstition que l’on tend aujourd’hui à qualifier
de moyenâgeuse alors qu’elle était profondément ancrée dans la mentalité
antique ; ensuite parce qu’elle nous donne une idée du climat qui
sévissait après la défaite, quand tout le monde se plaisait à dire que Valens
était condamné d’avance à une fin tragique. Le catalogue que nous présente le
chroniqueur est propre à frapper l’imagination : les devins et les augures
avaient prédit de façon circonstanciée le désastre à venir ; on avait
entendu des loups hurler et des oiseaux de nuit pousser des hululements
lugubres, et le soleil lui-même s’était mis de la partie en jetant une lumière
plus pâle qu’à l’ordinaire.
Et puis : Valens, quelque temps auparavant, avait fait
tuer par ruse le roi d’Arménie, et en une autre occasion il avait fait
condamner à mort un de ses ministres en l’accusant d’une trahison probablement
inexistante. Certes, cette ambiance digne des procès staliniens était normale
sous l’empire, et presque tous les empereurs avaient des procès politiques et
des assassinats sur la conscience ; mais après la mort de Valens, le bruit
commença à courir que les fantômes des gens qu’il avait injustement fait
exécuter était apparus, grinçant des dents et marmonnant des litanies funèbres
à faire dresser les cheveux sur la tête.
Ce n’est pas tout : près de Constantinople, on trouva
une vache morte qui avait eu la gorge tranchée et, pour une raison qui nous
échappe, la chose fut considérée comme le présage d’un grand deuil public ;
des maçons qui déchaussaient de vieilles pierres pour les réemployer dans une
nouvelle construction découvrirent des vers grecs, gravés en des temps très
anciens, prédisant l’invasion des Goths. Mais le présage le plus intéressant de
tous ceux que raconte Ammien est celui-ci : « À Antioche, dans les
rixes et les désordres populaires, il était devenu habituel pour quiconque s’estimait
victime d’une violence de s’écrier sans la moindre gêne : “Puisse Valens
flamber tout vif !” » Ce qui nous prouve qu’en réalité les histoires
de ce genre ne commencèrent à circuler qu’après la bataille, quand tout le
monde avait déjà entendu raconter l’autre légende, également invérifiable, selon
laquelle Valens avait été brûlé vif dans une ferme. Mais les Anciens croyaient
à ce genre de choses.
3.
Le monde romain, donc, était un monde superstitieux, où l’on
croyait aveuglément à la divination et aux présages. Mais c’était aussi une
société qui, petit à petit, assimilait le message chrétien, tout en trouvant le
moyen de se diviser quant à la signification de ce message. En ce temps-là, être
chrétien ne suffisait pas. Il fallait choisir entre l’arianisme et le
catholicisme ; la concurrence était impitoyable et déchirait les communautés.
L’enjeu était très concret : il ne s’agissait pas seulement, en effet, de
savoir qui aurait la faveur de l’opinion publique et gagnerait à sa cause la
majorité des fidèles ; c’était aussi la possession matérielle des édifices
ecclésiastiques et la gestion de leurs bénéfices, qui étaient énormes. Valens
avait pris le parti des ariens, et n’en avait jamais fait mystère. Quand il s’agissait
de décider si une basilique devait être gérée par des prêtres ariens ou bien
catholiques, l’empereur intervenait régulièrement en faveur des premiers. Les
catholiques ne lui faisaient donc pas confiance, et dans les grandes villes où
il y avait une forte communauté catholique – comme dans la capitale, Constantinople
–, il était haï. Nous pouvons donc imaginer la réaction du monde
Weitere Kostenlose Bücher