Le jour des reines
restait en retrait de ces liesses et décidait Shirton à les fuir dès qu’ils auraient acquis la certitude que Calveley n’y participait pas.
« Et mon oncle ? » s’interrogea-t-il. « Et Griselda ? »
— Que vas-tu faire, Jack ? On ne peut se tauder [157] du matin jusqu’au soir !
Shirton eut un regard vers le champ clos puis vers la masse grise du château, prisonnier des grands arbres :
— Pendant que tu veilleras sur Griselda, je continuerai mes recherches. Chevaliers, barons, écuyers ne cessent d’arriver. Pourquoi pas Hugh Calveley ? Certains seigneurs – ceux de la Table Ronde – logeront dans ces murailles… Allons, ne fais pas cette tête ! Quand la nuit nous sera propice, nous irons retrouver ton oncle. Il faut le délivrer, mais je ne sais comment…
Ogier s’approcha de la tente où gisait Griselda. La petite dormait.
— À la grâce de Dieu, dit-il. Pour elle et pour mon oncle.
*
Un ciel uniformément noir. Une lune pâle dont un nuage léger enfarinait la face. Les logements à l’entour du champ clos resplendissaient encore des feux de leurs rôtissoires, de leurs lanternes et de leurs flambeaux. Ces clartés révélaient des bannières inertes, les crêtes, les cônes et les bulbes bariolés des tentes dominées par la pyramide d’Édouard III, violemment illuminée de l’intérieur, au point de badigeonner de ses rouges et de ses ors les chapels et les haubergeons des hommes d’armes apostés autour d’elle.
Malgré les rires, les chants, les entretiens animés de nombreux prud’hommes peu enclins au sommeil, une langueur s’éployait sur tout le domaine d’Ashby. Après une longue journée d’attente, Ogier n’en ressentait aucun bienfait : il vibrait d’impatience. Shirton, de temps en temps, modérait son ardeur :
— Holà, compère, chuchotait-il. On dirait que tu vas au-devant d’une femme. Veux-tu te rompre une jambe ?
Délaissant les chemins, même les plus petits, ils piétaient depuis un quart de lieue dans des friches, défiant l’obscurité, écoutant les bruits, réinvestis, peu à peu, par l’inquiétude qui les avait envahis lorsqu’ils avaient dû abandonner Griselda. « Allez !… Allez !… Mais revenez vélocement. » Sa voix lente, indécise, les avait confondus. Son visage blafard les avait angoissés. De funestes impressions leur assaillaient l’âme.
Ogier marchait avec une prudence rageuse. Ses vêtements, griffés aux ongles des roncières, grattaient la peau de son ventre, de ses hanches, de ses jarrets. Il était certain que ses pieds et ses chevilles, étrillés par des chardons, s’étaient couverts d’égratignures, et il allait le dos courbé, chassant parfois de sa paume les gouttes de sueur qui chatouillaient son visage. Il entendait devant lui, tantôt douces, tantôt crissantes, les enjambées de son compère dans les herbes, et les petits coups de fouet des rameaux contre l’étoffe de son haut-de-chausses.
— On approche.
— Il est temps.
Du fond de la gorge altérée d’Ogier, aucun autre mot ne sortit. Tous lui paraissaient trop rêches, trop communs pour exprimer un émoi grandissant. Shirton le dominait par sa sérénité.
— Par là… Cette odeur de pouties [158] semble nous appeler !
Quoique dissimulé par un talus et des haies vives, le camp des prisonniers dénonçait sa présence par les puantes vapeurs de la sentine toute proche.
— Je les plains, murmura Shirton, ainsi que leurs gardiens.
— Ils ne sont pas nombreux, sans doute. Que vas-tu faire ?
Leurs haleines se mêlaient ; leurs yeux se réduisaient à des brillances noires. Shirton déposa entre ses pieds la tourie de grès ventrue, à petit col, qu’il n’avait cessé de porter en changeant parfois de main quand l’anse d’osier tressé endolorissait ses doigts.
— Crois-tu que c’est pour fêter tes retrouvailles avec ton oncle que j’ai emmené cette alliée, enceinte de six pintes de vin de Bordeaux ?… Je vais raconter aux geôliers que je cherche mon cousin John, un archer de service en ce gros merdier. Bien sûr, je ne l’y verrai pas… Alors, je leur proposerai de boire à la santé de John et du roi Édouard… hors de ces pestilences. Tu mettras notre éloignement à profit.
— Ils vont te demander qui est John… quel est son nom… s’il est grand, petit, s’il a ou non ton âge et le menton barbu…
— Fie-toi à moi : je saurai le leur décrire : nous
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