Le jour des reines
bouclier sur le flanc et l’épée contre la cuirasse, Dartford marchait à la rencontre de son adversaire.
— J’y vais, mes compagnons !
Ogier sentit l’angoisse emmitoufler son cœur. Guillaume repartait à la bataille le dos un peu trop penché, les jambes un peu trop écartées pour conserver son aplomb. Il ne semblait pas qu’il eût souffert, pourtant, des deux chocs contre Dartford. Il n’était plus, en vérité, installé dans sa maturité de chevalier mais enlisé, invinciblement, dans la vieillesse.
— Crois-tu, Étienne, qu’il va…
Ogier n’osait regarder Barbeyrac ; il n’osait regarder Tancrède ; il n’osait regarder son oncle.
Le premier heurt des lames le fit tressaillir comme s’il ne s’y était point attendu. La main de Barbeyrac se posa, fraternelle, sur son épaule.
— Il vaincra s’il tempère son emportement.
La lame de Guillaume s’abattit sur le lynx qui s’envola pour choir entre les pieds du cheval de Russell Chalk. Ébahi par la férocité du Français, le maréchal de lice laissa plus de champ aux combattants, cependant qu’Offrey et ses amis, malgré l’opposition des juges, revenaient s’accouder à la barrière pour y encourager Dartford.
En deux bonds dont Ogier l’eût cru incapable, Guillaume déjoua l’épée de son adversaire, qu’il repoussa vers son camp par la menace et sans fournir le moindre taillant, la moindre estocade. La foule se tut, effarée. Un mort – Brackley – avait suffi pour la mécontenter. Elle n’admettrait pas que deux de ses champions périssent. Sa rancune envers Dartford, qu’elle avait cru vif et entreprenant, s’exaspérait parfois en une sorte d’enrouement percé de sifflets, de hurlades ; puis le claquement des aciers rétablissait l’espèce de silence opaque et frémissant, si pareil à celui des cryptes et des cathédrales.
— Ah ! regretta Barbeyrac, l’on dirait que le vent tourne.
Dartford parvenait à repousser Guillaume. Épée basse, haute, mouvante plus encore dès qu’il sentait ses épaules ou ses bras menacés, le vieillard résistait, obtenait, par des assauts brefs, quelques petites pauses, laissant l’Anglais racler, émousser sa lame contre la sienne, et préparer des coups qu’il savait éventer.
Ogier n’osait se détourner vers les tribunes. Tancrède, attentive, frissonnait-elle autant que lui ? Il serrait les dents, réprimant ses espérances ou son angoisse et soutenant par la pensée son oncle contraint à une longue retraite, cependant qu’un cri s’échappait de cent bouches :
— Kill him !
— On dirait, observa Barbeyrac, qu’ils ne veulent pas dire : « Tue-le ! » par crainte d’informer Guillaume sur ce qui lui pend au nez !
— Ils me semblent égaux en force et en malice.
L’Anglais et le Français s’espacèrent, s’observèrent et simultanément se rapprochèrent pour s’administrer de violents taillants que Dartford éluda de son seul bouclier. Se contraignant l’un l’autre à une reculade, ils atteignirent la barrière de clôture, et soudain, sur une esquive de Guillaume, Dartford en fendit la main-courante, ce qui, la stupéfaction passée, fit s’ébaudir la plèbe et gronder la noblesse.
Immobile, à vingt pas de l’Anglais, Ogier pouvait entendre les grincements de son harnois obéissant aux pressions des membres. Il reprenait espoir. Guillaume mesurait ses pas, supputait la portée de ses coups. Si Dartford s’était essayé à la vivacité, il eût dominé son antagoniste ; sa prudence semblait l’engoncer plus encore que son armure.
— Ne sois pas angoisseux, Argouges, dit Barbeyrac.
Et dans un hurlement :
— Guillaume !… Montjoie ! Montjoie ! Saint-Denis !… Qu’attends-tu pour l’annihiler [319] ?
Le vétéran commit sa première faute : il attaqua par coups rapides qui, s’ils inquiétaient Dartford, menaçaient sa propre vigueur : bien qu’il la tînt à deux mains, contrairement à son adversaire dont le bouclier remuait de toutes parts et le protégeait bien, son épée lui pesait. À son poids s’ajoutait celui des quelques quarante mille anneaux de son haubergeon. Peut-être davantage.
Bientôt, sans souci des objurgations de Russell Chalk, l’appelant et le défendant se portèrent des estocades au ventre, hurlant leur haine, attaquant, trouvant un revers, réattaquant. À chaque parade naissait un taillant qui trouvait ou le vide ou une riposte vaine. La foule grondait,
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