Le jour des reines

qu’une perle vivante. Titus n’avait ni cette profondeur de regard ni cette malice. Pourtant, il s’était enfui.
    — Tu es beau, Tom !
    Ogier sentit glisser sur son dos la peau de mouton dont Shirton l’avait couvert. Sans se soucier du froid, il hasarda quelques doigts sur une aile. Tom s’immobilisa.
    — Heureusement que ce n’est pas celle qu’il eut blessée ! Il ne permet plus que j’y touche.
    Tom s’enleva du poing dans un bref battement de plumes. Ogier le sentit s’agriffer sur son épaule.
    — Eh bien, dit-il, soyons amis puisque tu sembles l’exiger.
    Une tête soyeuse frotta sa joue et, l’observant de biais, il vit l’oiseau tenter de crocheter du bec le drap de son pourpoint.
    — Holà ! je n’ai rien d’autre à me mettre… et tu fais mal.
    —  Shut, shut, fit Tom.
    — Il a compris ton courroux. Il se repent, dit Shirton.
    — Deux amis en un jour !
    Ogier soupira, renifla, incapable de dissimuler son émoi. Tout comme le dévouement de Shirton, l’attachement presque immédiat de Tom à sa personne le consolait de la vacuité de sa vie. À ses pieds, dans ses mailles sombres et cuivrées, le brochet long de sept à huit pouces avait cessé de frétiller.
    — Pourquoi le regardes-tu ainsi ? s’étonna Shirton. On dirait qu’il te répugne.
    — Ce poisson-là, quand il mord, peut parfois donner des fièvres mortelles. C’est une espèce de vouivre…
    — Heureusement, dit Shirton, que Tom ne comprend rien de ce que tu dis.
    — Il ne connaît donc pas le pardon des offenses ?
    Shirton alla touiller les braises de son âtre.
    — Et toi, dit-il en se retournant, le connais-tu ?
    Ogier eut un mouvement d’incertitude. Tom, dérangé, lui planta ses ongles dans la chair. Aussi grimaça-t-il en donnant sa réponse :
    — Parfois, bien que ce soit un signe de faiblesse.
    Il en avait assez dit.

DEUXIÈME PARTIE CEUX QU’ON RETROUVE ET CEUX QU’ON PERD

I
    Il avait plu de l’aurore à midi. Ensuite, des clartés s’étaient glissées dans les nuées, sans parvenir à égayer la campagne. Tout restait sombre : les feuillages en haillons, les cailloux, les flaques miroitantes, brisées à coups de sabots, et même les maisons dont les contrevents clos paraissaient refuser d’intercepter quelques bribes de lumière.
    Ce pays onduleux et mouillé ne différait guère de la Normandie. En cherchant des nuances et des similitudes, Ogier tirait les poils de sa banlèvre et de son menton avec un dégoût dont Shirton, rasé de près, s’amusait.
    « Une semaine… Une semaine pour guérir de cette foulure ! »
    Une semaine aussi pour apprendre à manier le long bow et accomplir, dans cette pratique, des progrès certains ; une semaine pour s’accointer avec Tom, qui prenait de bonne grâce appui sur l’épaule du Franklin et parfois, cimier vivant, ailes repliées ou déployées, s’agriffait à son chaperon noir. Une semaine et, plutôt que d’aller vers le sud, il fallait chevaucher vers le nord, près d’un Anglais taciturne, suivi d’un roncin pommelé qui n’était autre que celui de feu Robert le Barbu, de Winslow. Ce sommier portait trois arcs dans des étuis de cuir, six carquois pleins à craquer, des peaux de bêtes, un bouge contenant du linge de rechange, et un bissac de nourriture. Ogier ne se détournait que pour vérifier si la corde qui reliait le cheval de bât au sien restait suffisamment lâche.
    Plus ils approchaient de Brackley, plus Shirton manifestait son impatience.
    — Encore une demi-lieue, dit-il. Tu verras comme Élisabeth est belle. Je me sens prêt à occire John Ferris s’il fait un mouvement pour la conserver !
    — Mieux vaudrait le laisser en vie pour qu’il témoigne de ton courage et de ta mansuétude.
    — Tu ergotes et c’est ton droit. Je maintiens qu’il est bon de cravanter [84] la vermine… Tiens ! n’as-tu pas envie de pourfendre Cobham ?
    Ogier fit une moue tout en se demandant pourquoi, en quelques semaines, il était passé d’un ressentiment des plus frénétiques à une espèce de répugnance morose, dépourvue d’intention homicide.
    — Trespercer ce fumeux ? Je ne sais… L’humilier me satisferait davantage car il serait piqué au vif pour le reste de ses jours tandis que mort, il n’éprouverait plus rien. Et puis, je suis aussi coupable en quelque sorte. J’aurais dû passer mon armure et, plutôt que de la devancer, envoyer en avant toute ma compagnie. Or, tout cela n’est