Le kabbaliste de Prague
Prague n’était plus qu’un hurlement de terreur.
Le carnage eût pu devenir plus absolu encore si le MaHaRaL n’avait levé la
paume.
Il ne prononça pas un mot, ses lèvres restèrent closes. Le
Golem se figea. Sa masse se découpait comme une forme de nuit plus obscure dans
le ciel brillant d’étoiles.
Il se retourna, revint de son pas pesant, indifférent aux
gémissements des blessés et, avec la fidélité d’un animal bien dressé, franchit
la porte Paryzkâ, que l’on s’empressa de refermer à la chaîne derrière lui.
Notre propre stupeur devant sa puissance fut si grande que
personne ne songea à crier victoire.
LA PAIX ET LE
SECRET
1
La première nuit sous la garde de Golem fut une nuit
étrange. Malgré l’épuisement, il nous fut difficile de trouver le sommeil.
Pour la première fois nous avions résisté à nos massacreurs.
Une victoire qui pouvait nous conduire à la paix. Une paix
comme jamais nous n’avions osé l’espérer, acquise par notre pouvoir. Par notre
puissance. Une paix que nous pouvions imposer à nos ennemis, à notre tour,
comme ils nous avaient depuis des siècles imposé leurs humeurs et leurs
caprices mortels.
Cependant, nous étions si peu accoutumés à être les
vainqueurs que cette bataille remportée grâce à la force de Golem paraissait
teintée d’angoisses et de questions.
Notre victoire était-elle seulement un effet de la
surprise ? Les vaincus allaient-ils se renforcer et chercher vengeance
dans une guerre sans autre fin que notre commune extermination ?
Et qu’allait faire l’Empereur ? Nous avions tous
remarqué que la garde de Rodolphe ne s’était pas disposée entre nos portes et
nos assaillants comme elle l’aurait dû. Était-ce le signe que l’Empereur se
désintéressait tout à fait de notre sort ? Nul doute qu’il devait à
présent être informé du prodige accompli par le MaHaRaL. Comment allait-il
réagir devant notre nouvelle puissance ? La contesterait-il ?
Allions-nous devoir user de la force de Golem contre lui ?…
En une seule nuit et en une seule bataille, nous découvrions
cette chose étrange. Avant la naissance de Golem, notre angoisse était
unique : il nous fallait vivre et survivre. Désormais, la force née de
notre propre volonté nous rendait maîtres de chaque pas de notre destin. Et
c’était notre responsabilité, autant que la volonté de Dieu, que de choisir
comment et où le conduire.
Golem lui-même s’avérait un émerveillement et une
inquiétude.
Ah, tu le sais, lecteur : un prodige ne peut être
qu’incompréhensible. Et quand il est celui d’une force invincible, comment,
même un peu, même secrètement, ne pas le craindre autant que le vénérer ?
Ainsi, au cœur de cette première nuit, ne parvenant pas à
dormir, je me relevai. Je quittai ma chambre dans la maison de Joseph et me
dirigeai vers la place de l’hôtel de ville.
Prague baignait dans le silence d’une nuit de gel. Toute
trace de vacarme s’était évanouie. Le froid était cruel. Un givre dur crissait
sous les bottes et répandait une lueur égale et sans ombre. Le ciel était d’une
si grande pureté que les étoiles produisaient autant de lumière qu’une pleine
lune. La pensée de Tycho Brahé me traversa. À quelques lieues de là, dans son
nouvel observatoire de Benatek, l’homme à la longue moustache et au faux nez
était sans doute emmitouflé dans son manteau de fourrure, l’œil rivé à ses
machines. Je l’enviai.
Arrivé sur la place, je m’immobilisai de surprise. Golem
était bien là. Plus énorme que jamais dans sa position assise. Le givre le
recouvrait en entier d’un doux scintillement blanc. Autour de lui, immobiles
dans des manteaux qui les protégeaient à peine de la morsure du froid, ils
étaient déjà plus d’une centaine à s’être relevés, comme moi, pour venir le
contempler.
Je m’approchai et reconnus parmi eux la silhouette d’Eva.
Elle me rejoignit. Elle glissa ses mains recouvertes de grosses moufles de
laine sous mon bras. Sans un mot, on regarda Golem.
À nouveau, il était comme sans vie. Quelque chose, dans
l’abandon de sa masse, sa posture, l’absence de mouvements de sa poitrine,
empêchait de se convaincre qu’il dormait comme un homme. Irrémédiablement,
c’était une chose. Une chose inouïe et incompréhensible qui revêtait
maladroitement notre apparence, mais sans rien de commun avec nous que ces
ébauches de bras, de jambes, de torse et
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