Le kabbaliste de Prague
de tête. Il n’évoquait pas même une
poupée monstrueuse, plutôt une de ces racines bizarres que parfois l’on tirait
du sol.
Pourtant, dans cette nuit lumineuse, la boue de sa chair
semblait avoir un peu changé. La glaise était plus lisse. Le grumeleux du limon,
les déchets d’algues, les scories du modelage, les entailles laissées par les
haches et les lances avaient disparu.
Peut-être était-ce le seul effet du givre qui le
recouvrait ?
L’humidité qui n’avait cessé de perler à la surface de son
corps s’était cristallisée en somptueuses fleurs de glace. Une myriade
scintillante où se reflétait le feu froid des astres. Une chair de terre
qu’aucun de nous n’osait encore effleurer. Pas même Éva.
Elle leva le visage vers moi. Ses yeux brillaient presque
autant que la surface de Golem. Son souffle libérait une vapeur épaisse. Elle
chuchota, comme si elle avait peur de le réveiller :
— Avant, je le trouvais si laid… Et maintenant, il est
si beau !
Elle me regarda, attendant une réponse. Comme je me taisais,
elle ajouta :
— David, je le sens. Je sens Golem. Je sens qu’il est
vivant.
Je fronçai les sourcils sans bien comprendre ce qu’elle
voulait dire.
Mais Eva possédait elle-même, en cet instant, une si grande
beauté que je ne lui posai pas de question.
Puis, à l’admirer ainsi, à voir cette beauté qui émanait
d’elle, dans cette nuit de glace au pied de Golem, une évidence
m’abasourdit : voilà pourquoi elle avait rompu la promesse entre son père
et Jacob. Pourquoi elle n’avait pas voulu épouser Isaïe. Pourquoi elle avait fui
Prague et pourquoi Bachrach était mort.
Eva avait été le chemin choisi par le Tout-Puissant pour
conduire Golem depuis les limbes de l’irréalisé jusqu’à la pure sagesse du
MaHaRaL.
Tous les instants de sa vie depuis la première heure de sa
naissance, son intelligence rebelle, la fureur du dibbouq qui s’était acharné à
la martyriser et à la détourner de ce destin, jusqu’à l’amour qui me portait
vers elle et, dans toute cette histoire, avait fait de moi un simple et léger
instrument… tout me montrait soudain cette vérité.
Golem était venu jusqu’à nous comme le fruit du destin
d’Eva, la petite-fille de celui qui, seul, pouvait recueillir la pureté du
Verbe divin, MaHaRaL.
2
En vérité, nos inquiétudes se révélèrent vaines et peut-être
bien le fruit d’une trop longue accoutumance aux mauvaises nouvelles.
L’apparition de Golem était si stupéfiante que nul ne songea à discuter sa
puissance… ni le pouvoir sidérant du MaHaRaL.
Le jour était à peine levé lorsque trois capitaines de la
garde impériale firent sonner leurs trompes devant la porte Paryzkâ et en
réclamèrent l’ouverture. Aussitôt l’ordre exécuté, ils firent déployer des gens
d’armes sur deux longues colonnes et annoncèrent l’arrivée très prochaine de
l’Empereur lui-même.
Nous eûmes à peine le temps de prévenir le MaHaRaL et le
bourgmestre Maisel, de passer nos meilleurs manteaux et de nous presser vers la
place, que nous entendîmes la cavalcade qui accompagnait Rodolphe. Pour la
première fois de son règne, il pénétra dans la ville juive.
Les plus grands noms de la cour se pressaient derrière lui,
si bien qu’en très peu de temps l’embarras des carrosses dans les ruelles
étroites autour de la porte devint inextricable.
Vingt serviteurs se précipitèrent pour dérouler le marchepied
du carrosse impérial. Le chambellan ouvrit la portière. Nous nous inclinâmes,
anxieux de surveiller sur son visage l’humeur de notre souverain.
La plupart d’entre nous ne l’avions encore jamais vu en
chair et en os. La surprise fut grande de découvrir un homme si petit et si
large qu’il semblait taillé dans un cube. L’impression venait de ce que, déjà
naturellement fort, court et rond, doté d’un menton prognathe posé sur une
magnifique dentelle de Bruges, il portait sous une fourrure de loup un étrange pourpoint
de velours cramoisi piqué de bourrelets tissés d’or et d’argent où tressautait
le magnifique insigne de la toison d’or – tout un attirail qui
l’épaississait.
Pour ce qui est de sa face, elle était intensément rouge, de
poil comme de peau, le nez long et pointu, les rides profondes autour des yeux,
qu’il avait petits, vifs et sombres.
Un murmure d’approbation courut parmi nous quand il souleva
son immense toque pour saluer le MaHaRaL, en
Weitere Kostenlose Bücher