Le lit d'Aliénor
Davantage encore depuis la mort de Denys. Désormais, je devais me défendre seule. Ici pourtant je ne risquais rien. Nous étions en train de jouer au criquet dans le jardin somptueux d’Antioche, et j’étais entourée de gens.
Il s’inclina devant moi, puis sur un ton de fausse courtoisie me convia à le suivre auprès de Béatrice qui me demandait de lui faire la grâce d’un entretien. J’eus un instant d’hésitation. Il était peu dans les habitudes de la belle de faire exécuter ses caprices par une aussi désagréable figure. Toutefois, me souvenant qu’elle n’avait pas paru à la cour de Raymond depuis deux jours, j’en conclus qu’elle devait souffrir de quelque maladie la mettant dans l’incapacité de se déplacer. Prenant mon courage à deux mains et, me convainquant que mes pouvoirs magiques pouvaient me sauver s’il le fallait, j’acceptai l’invitation.
Il m’escorta jusqu’à la porte de la chambre de Béatrice, sans un mot. L’un comme l’autre n’étions pas dupe de la haine qui nous liait.
Béatrice était pâle dans sa robe d’un bleu lavé qui rappelait la couleur de ses yeux. Je pensais la trouver férocement digne, elle m’apparut lasse.
– Vous vouliez me voir ? demandai-je d’un ton affable.
Mais, comme moi, elle ne pouvait s’y méprendre. Je ne l’aimais pas, et c’était réciproque. Elle opina de la tête sans bouger du siège dans lequel elle était assise négligemment.
– Asseyez-vous, dame Loanna.
Le ton était résigné. Curieuse, je m’exécutai. Le silence se posa entre nous comme une barrière invisible, puis elle inspira profondément et leva son regard vers le mien. Je tressautai. Là brillaient des larmes que je devinai sincères. Elle se ressaisit aussitôt. Puis, s’enfonçant dans le dossier du fauteuil, elle murmura d’une voix qui tremblait un peu :
– Vous ne m’aimez pas plus que je ne vous aime, aussi irai-je droit au but. Je vous propose un marché. Rendez-moi Louis et je promets de ne plus me mêler de vos affaires ni d’essayer de vous nuire.
Elle déglutit péniblement et je compris que cet aveu lui coûtait.
– Ce que vous pensez de moi m’importe peu. J’aime le roi plus que moi-même et je ferais n’importe quoi pour ne pas le perdre…
Je la dévisageai en silence. Où était cette ennemie farouche qui œuvrait à ma perte ? Je n’avais devant mes yeux qu’un animal blessé, au visage marqué par la peur. Et en cet instant, malgré toute la connaissance que j’avais de la fourberie des êtres, je me laissai prendre à sa souffrance. Je ne connaissais que trop le désarroi d’avoir dû éloigner Jaufré. J’approchai de ses doigts crispés sur l’accoudoir du fauteuil une main amicale et la posai sur son poignet. Elle tressaillit et se détourna, comme si elle s’attendait à ce que je la terrasse du verbe, mais je n’en avais pas envie. Jamais je n’avais pu-piétiner mes ennemis à terre.
– Louis ne m’appartient pas, Béatrice, murmurai-je amicalement. Il vous aime au-delà de toute raison et, bien que celle-ci m’échappe, je ne ferai rien, je vous l’assure, pour contrarier cette passion. Je n’ai jamais éprouvé d’estime véritable pour Louis, pourtant depuis quelques lunes, j’ai senti grandir en lui une force nouvelle qui est celle d’un grand roi. C’est dans l’amour qu’il l’a puisée. Le vôtre et celui de Dieu. Nous sommes devenus amis, je crois, puisqu’il m’a fait l’honneur de prendre en considération par deux fois mes suppliques, mais elles ne vous concernent pas.
Béatrice avait repris quelques couleurs et me considérait à présent avec curiosité. J’enchaînai dans un sourire :
– Nous ne serons jamais amies, vous et moi, cependant je vais vous aider, parce que j’aime la reine et qu’elle doit se ranger à la réalité de son rôle. En échange, je vous promets que Louis sera vôtre, même si jamais il ne fait de vous une reine.
– Si vous n’avez rien à marchander, pourquoi m’aideriez-vous ? demanda-t-elle d’une petite voix où la surprise n’était pas feinte.
– Parce qu’à votre contraire, Béatrice, je répugne à voir les gens malheureux.
Elle baissa la tête, et du rouge glissa sur ses joues, qu’elle se hâta de dissimuler.
Je poursuivis hâtivement, au rythme de cette idée qui me venait et me semblait fort à propos :
– Ne croyez pas que je n’aie rien à y gagner. J’attends de vous en retour une promesse
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