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Le lit d'Aliénor

Le lit d'Aliénor

Titel: Le lit d'Aliénor Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Mireille Calmel
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Savoie sur ses traces tel un chien de garde, il lui fallut filer, tisser, repriser, piquer au canevas, visiter les différents hospices pour laver les pieds des miséreux, s’aventurer même aux portes de la léproserie sur une des îles de la Seine pour y porter des fruits frais. Les chairs décomposées des bras et des visages entr’aperçus au travers des fenêtres grillagées hantèrent ses cauchemars la nuit suivante.
     
    Quant à l’abbé Suger dont elle s’était imaginé qu’il l’avait prise en affection, elle dut constater amèrement qu’il ne songeait qu’à lui-même. Lui aussi posa ses interdits. Si on lui permettait de lire Cicéron et Platon entre les œuvres des Pères de l’Eglise, elle dut bannir Plaute, Ovide, Juvénal ou Stace dont on raffolait en Aquitaine mais jugés d’essence diabolique à Paris.
    Suger condamna aussi les cours d’amour et les rires badins des troubadours. Il n’y fallut plus songer qu’en rêve. Seuls quelques trouvères et acrobates étaient invités lors des fêtes liturgiques ou pour les grandes occasions. Le reste du temps, s’il s’en égarait un à la cour de France, c’était pour donner des gestes sinistres ou qu’elle avait entendues cent fois. Sans parler de cette langue d’oïl qu’elle comprenait à peine.
    Pour couronner le tout, Paris puait ! Dès que l’on ouvrait les fenêtres tendues de papier huilé, une odeur de crotte, d’urine, de graisse et de poissonnaille vous chavirait. S’il ne s’était agi que du dehors encore, mais le vieux palais austère et froid était sale, poussiéreux, crotté jusqu’en ses moindres recoins. Autant qu’il lui était possible, elle tentait de s’évader de ce décor, mais la cité ne valait guère mieux. Rue Boueuse, rue Merdeuse, rue des Rats, tels étaient les noms accrochés aux angles des bâtisses sombres à force d’être éclaboussées, frôlées par manque de place. Lorsqu’elle les traversait, elle pensait tristement aux fenêtres fleuries de Bordeaux ou Poitiers, aux balustres de bois d’où croulaient des chèvrefeuilles, des seringas ou des gonfanons aux couleurs vives, et au nom des rues : rue de la Font, rue des Bourdeliers, rue des Carrières, rue de la Chesnaie, rue du Lavoir, rue Jolie…
    Comme son pays brusquement lui semblait loin !
    Sa seule consolation était de savoir qu’à Paris se tenait la plus brillante des universités de ce temps, celle de l’illustre Abélard. Depuis son enfance, elle avait entendu à maintes reprises conter la triste aventure de ce professeur aux idées nouvelles, qui s’était heurté à Bernard de Clairvaux et au pape même. On avait brûlé ses écrits, et pourtant il continuait d’attirer par ses doctrines une foule d’étudiants de plus en plus nombreux.
    Héloïse, son élève qu’il aima et à cause de laquelle il fut châtré, vivait retirée au couvent du Paraclet, qu’Abélard avait fait naître d’un rondin de bois. Était-ce au nom de ces amours interdites par la religion qu’Abélard faisait toujours recette ? Aliénor refusait de le croire. Elle s’était promis de rencontrer ses disciples et, chaque fois qu’elle passait devant l’église Sainte-Geneviève où se donnaient ses enseignements, elle tentait d’accrocher quelques bribes de conversation. Adélaïde de Savoie n’aurait pas toléré qu’elle mette pied à terre.
    Aliénor rongea son frein jusqu’à l’arrivée de Louis, deux semaines plus tard. Il ne lui fallut que quelques jours pour comprendre que son époux n’avait de roi que le titre. Suger et Adélaïde de Savoie, soutenue par Raoul de Crécy, comte de Vermandois et conseiller du feu roi, se partageaient le pouvoir. Tiraillé entre sa mère et son confesseur, Louis, inexpérimenté, jeune et vulnérable, se laissait ballotter. Mais Aliénor n’avait pas quitté la rieuse Aquitaine et tout ce qu’elle aimait pour faire figure de potiche ! Qu’Adélaïde de Savoie impose sa loi lui était intolérable, quant à Suger, il devait rester ce qu’il était : l’abbé de Saint-Denis.
    Agacée d’être tenue à l’écart, agacée d’être délaissée par son époux qui passait de nouveau plus de temps en prière qu’en sa compagnie, agacée de mon silence qui s’éternisait et des jérémiades de ses dames de compagnie, Aliénor explosa.
    Par pure provocation, elle fit irruption un matin dans une robe somptueuse d’un bordeaux moiré brodé de fils d’argent, les cheveux retenus dans une

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