Le lit d'Aliénor
penser à lui, tant que cela m’avait empêché de percevoir le danger assez tôt. Je me consumais d’amour au point de n’être plus moi-même. Je n’en avais pas le droit. J’étais venue en Aquitaine pour une seule raison et, bien que les événements me contraignissent à la patience, cette raison devait primer sur tout. J’avais voulu me convaincre l’espace d’un rêve que je n’étais qu’une femme comme les autres. La réalité me rappelait à ma vérité. Je devais accomplir ma destinée. Ne plus me laisser distraire, ni par Jaufré ni par personne. Quoi qu’il m’en coûte. Alors seulement, je pourrais gagner la cause de l’Angleterre.
Lorsque Denys revint trois jours plus tard, j’annonçai que je me sentais prête à reprendre la route et qu’il ne tenait qu’à lui de m’accompagner. Le vicomte fut heureux d’apprendre que j’appuierais son fils auprès de la reine, et Loriane me lança un regard de reconnaissance. Bien que je n’aie jamais abordé le sujet avec elle, elle avait dû comprendre que je savais et lui enlevais ainsi un grand poids. Denys avait raison, ce n’était pas une méchante femme. Pouvait-on lui reprocher d’aimer son mari et d’avoir souffert de le voir se pâmer pour une autre au point de préférer aux siens le fils qu’elle lui avait donné ? Quelque trois semaines après mon arrivée, je quittai Châtellerault, le bras et la tête encore un peu douloureux, Denys dans le pas tranquille de ma jument, en tête d’une solide escorte d’hommes d’armes.
9
Aliénor arriva en vue de Paris au milieu de ce mois de septembre 1137, épuisée par cet interminable voyage. La chaleur avait accablé son escorte, et les étapes s’étaient rallongées depuis Orléans où elle s’était séparée de Louis, occupé à mater ses féaux. Ses dames de compagnie geignaient sans cesse, impatientes de parvenir enfin dans l’île de la Cité pour retrouver l’humeur festive qu’elles avaient abandonnée à Bordeaux. Aliénor redressait fièrement son front pour ne rien laisser paraître de ce même désir. La première partie du trajet l’avait amusée grâce à la présence de son époux, empressé, enjôleur et rougissant à la fois de ses audaces, courtois et habile à manier les textes latins. Mais, depuis qu’il l’avait contrainte de poursuivre sans lui, elle avait compté les jours. Que n’aurait-elle donné pour galoper jusqu’à son nouvel univers, épuisant quelques chevaux dans sa hâte, au lieu de se contenter de franchir une trentaine de lieues par jour et de faire bonne figure devant les vassaux de Louis !
Aussi, lorsqu’elle vit la boucle de la Seine refermer ses bras autour de l’île de la Cité, fut-elle prise d’une joie d’enfant Enfin ! Enfin, elle allait pouvoir donner pleine mesure à son tempérament. Enfin, elle allait faire de cette terre sa terre.
C’était compter sans la mère de Louis : Adélaïde de Savoie. Elle l’accueillit aussi froidement que le pouvait son visage dur, comme taillé dans un bloc de granit. Aliénor sentit son enthousiasme s’effriter. Le ton pincé, jaugeant ses atours aux couleurs vives, la reine mère lança, mauvaise :
– Ma bru, ce ne sont point à la cour de France des mises respectables. Il vous faut oublier ce luxe tapageur et de fort mauvais goût. Dès demain, votre garde-robe sera remplacée, de même, Dieu les garde, que celles de vos dames de compagnie. Nous ne sommes pas ici pour nous donner en spectacle !
– Oui, mère, avait répondu Aliénor, faisant contre mauvaise fortune bon cœur. Elle ne savait rien des mœurs de la cour. Certes, elle avait entendu dire qu’elles étaient austères, mais elle avait cru pouvoir les adoucir. Louis était toujours à Orléans, elle n’était dès lors ici qu’une étrangère. Malgré toute la rancœur et la haine que lui inspira sur-le-champ cette marâtre, Aliénor n’eut d’autre recours que la soumission. Elle s’y plia en se disant qu’elle avait échappé aux voiles du couvent et pouvait se permettre un peu de patience.
Dès le lendemain de son arrivée, elle troqua donc ses robes rehaussées d’or et d’argent, de dentelle et de pierreries pour des atours ternes aux teintes de beige, de blanc ou de bleu pâle.
Hélas, la vie dans l’antique Lutèce était ennuyeuse à mourir, et les lamentations de ses dames de compagnie n’apaisèrent en rien son désespoir. Du soir au matin, du matin au soir, Adélaïde de
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