Le Livre D'émeraude : Les Aventures De Cassandra Jamiston
ensuite gravir les échelons jusqu’à des postes
plus intéressants. Mon père lui-même a débuté sa carrière à la banque comme
simple commis avant d’en devenir le directeur. Je ne doute pas que vous suiviez
très vite le même chemin…
Gabriel, qui était bien incapable de s’imaginer
exerçant la moindre responsabilité, fut touché de sa confiance. Ses dernières
réticences s’envolèrent, et il sourit à la jeune femme.
– Cela me convient
parfaitement, la rassura-t-il. Je vous suis très reconnaissant de votre aide.
Ravie d’avoir l’occasion de rendre service à
Gabriel, Victoria s’acquitta de sa tâche avec diligence. Sa sollicitude n’était
toutefois pas dénuée d’intérêt. En fournissant un emploi au jeune homme, elle
le gardait à ses côtés ; ainsi fixé, il ne risquait pas de disparaître
subitement. D’autant qu’il avait désormais une dette envers elle. Peut-être
n’éprouvait-il pas encore d’amour à son égard, mais la gratitude était un bon
début.
*
– Dashwood !
Absorbé dans ses calculs, Gabriel n’entendit pas
qu’on l’appelait.
– Dashwood !
s’égosilla l’autre de plus belle. Dashwood, je vous parle !
Le jeune homme leva enfin la tête de son
registre, abandonnant les colonnes de chiffres sur lesquelles il était en train
de travailler, pour tomber nez à nez avec la moustache hérissée de colère de
Gerald Wilmore. Penché sur son bureau, le visage congestionné, son supérieur le
fixait sans indulgence.
– Un client à accompagner
à son coffre, Dashwood, dépêchez-vous, le directeur vous attend dans le
hall ! gronda-t-il. Et soyez plus attentif à l’avenir, que je n’aie pas à
vous appeler des dizaines de fois ! N’oubliez jamais les qualités
indispensables à un bon commis : abnégation, industrie, méthode, aptitude
au calcul, ponctualité, persévérance, santé, courage, politesse, intégrité,
économie…
Gabriel, qui connaissait cette litanie par cœur,
posa sa plume et se leva prestement, coupant court aux reproches de Wilmore.
– J’y
vais tout de suite, monsieur.
Tout en rajustant son gilet rayé de flanelle
crème et noire, il sortit de la grande pièce rectangulaire où besognaient dix
heures par jour les commis. Il commençait enfin à prendre ses marques à la
banque Russell, mais c’était peu dire que les débuts de Gabriel dans sa nouvelle
carrière avaient été difficiles. À la vérité, ses premiers jours à la banque
s’étaient révélés cauchemardesques, et le pauvre garçon s’était plus d’une fois
imaginé avoir franchi les portes de l’enfer en venant travailler à la Cité.
Au moment de prendre ses fonctions, Gabriel
n’avait qu’une très vague idée de leur teneur exacte. Il lui apparut très vite
cependant que les nombres y jouaient un rôle fondamental. Découverte qui le
plongea dans une profonde consternation. Lui qui n’avait jamais éprouvé le
moindre penchant pour les mathématiques se retrouva noyé sous un flot continu
de chiffres. Il avait commencé par regarder chaque nouveau nombre avec autant
de stupéfaction que s’il avait rencontré un Peau-Rouge, puis l’étonnement
s’était mué en horreur à la perspective de consacrer le reste de son existence
à une tâche si ingrate. Lors de sa première journée de travail, il avait cru
devenir fou : ses calculs s’obstinaient à ne pas tomber juste, les sommes
d’argent qu’il brassait se mélangeaient dans son cerveau, les chiffres
dansaient devant ses yeux épuisés. Jamais Gabriel ne s’était senti aussi
gauche, aussi stupide. Abattu d’avance à l’idée de revivre ce calvaire, il s’en
était fallu de peu qu’il ne retourne pas le lendemain à la banque Russell.
Mais un sursaut d’orgueil l’avait poussé à
revenir. Il ne pouvait pas renoncer. Il n’avait pas le droit de décevoir
Victoria qui s’était montrée si bonne pour lui. Après tout, des milliers
d’hommes à Londres exerçaient le même métier et s’en trouvaient fort bien.
Pourquoi pas lui ? Il avait donc bravement surmonté sa répulsion et appris
à manier les énormes livres de comptes reliés en maroquin, tout en apprivoisant
laborieusement la calculatrice mécanique qui lui était dévolue et dont les
belliqueux reflets cuivrés hantaient ses nuits.
Avec le recul, il ne regrettait pas sa décision.
D’abord parce que réussir à occuper un emploi honorable l’emplissait d’une
immense fierté. Pour tout dire, il
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