Le Livre D'émeraude : Les Aventures De Cassandra Jamiston

dégustant cakes, beignets et autres muffins. Le plus souvent,
elles parlaient mode, un thème prudent qui ne requérait ni esprit ni sens
critique : quelle serait la tendance de la prochaine saison, le bleu ou le
parme ? Les chapeaux seraient-ils plus grands ou plus petits ? Les
robes comporteraient-elles moins de boutons, davantage de dentelles ou de
broderies ? Et ainsi de suite pendant des heures. Megan s’ennuyait
profondément ; Cassandra aussi. Parfois, la conversation déviait sur les œuvres
charitables des unes et des autres, et c’était alors encore pire, ces dames
enfilant les réflexions bien-pensantes et moralisatrices comme des perles sur
un collier.
    Par
bonheur, l’épreuve s’était révélée assez vite au-dessus des forces de
Cassandra. Au grand soulagement de Megan, ces visites s’étaient de plus en plus
espacées, jusqu’à devenir exceptionnelles. Elles avaient de toute manière
démontré leur inutilité car Megan n’avait toujours pas trouvé d’époux. Mais
elle reconnaissait elle-même que la tâche n’était pas aisée : bien qu’elle
pût raisonnablement être qualifiée de « jolie », elle aimait lire et
étudier plus qu’il ne seyait à une femme, et faisait souvent montre d’un esprit
corrosif propre à décourager les prétendants potentiels. Du reste, n’étant
absolument pas pressée de se marier, elle vivait fort bien son manque de succès
auprès de la gent masculine.
    Jeremy
reposa les feuillets sur un guéridon et se leva de son fauteuil, prêt à prendre
congé.
    –  Vous
partez déjà ? se désola Megan, que la perspective de rester seule avec
Mrs. Lowell, à demi-sourde, n’enchantait guère.
    Le
journaliste glissa les pouces dans les poches de son gilet de flanelle jaune.
    –  Je
suis navré de vous abandonner si vite, mais je suis très occupé en ce moment au London
City News, expliqua-t-il avec suffisance. Peut-être avez-vous
entendu parler de cette série d’assassinats, surnommés « les meurtres de
la Dame Noire », qui frappe la capitale ? Les victimes sont
retrouvées complètement vidées de leur sang dans des vierges de fer. Mais
naturellement, vous ignorez ce que c’est.
    –  Ne
soyez pas si condescendant ! se vexa Megan. Il s’agit d’un instrument de
torture qui se présente sous la forme d’un sarcophage en fer ou en bois, garni
de longues pointes métalliques destinées à transpercer la victime placée à
l’intérieur lorsqu’on referme le couvercle. Les pointes percent les mollets,
les cuisses, le torse, sans atteindre le cerveau ni les yeux. On raconte que
les personnes emprisonnées dans une vierge de fer peuvent agoniser des heures
durant dans d’horribles souffrances.
    –  Oui,
c’est cela… confirma le journaliste, surpris. Comment avez-vous appris tous ces
détails ?
    –  Je les ai lus dans les
journaux, bien entendu.
    Jeremy prit un air
choqué.
    –  Une jeune fille convenable
ne devrait pas lire la presse…
    –  Oui,
le coupa Megan, les sujets sérieux ne sont pas affaires de femmes, j’ai bien
compris. Cependant, je tiens à vous dire que je trouve vos articles sur le
sujet fort intéressants et remarquablement bien documentés. Ils sont très bons,
meilleurs même que ceux du Times ou du Standard.
    Jeremy
se rengorgea, pas peu fier du compliment. Il était d’autant plus flatté que
Megan était en règle générale difficile à impressionner.
    –  Je
vous remercie, ils m’ont demandé beaucoup de travail. Mais en toute honnêteté,
ajouta-t-il sur le ton de la confidence, le mérite ne m’en revient pas
entièrement. En vérité, j’obtiens mes informations de première main car je
connais personnellement l’inspecteur de Scotland Yard en charge de l’affaire.
    Megan sursauta et se
pencha vivement vers lui.
    –  Clayton Blake ?
Vous connaissez Clayton Blake ?
    Ses
joues s’étaient colorées sous l’effet de l’excitation, et son regard brillant
ne quittait pas celui de Jeremy.
    –  En
effet, confirma le journaliste, un peu interloqué par sa réaction. Clayton est
une vieille connaissance. Son père et le mien ont longtemps travaillé ensemble
dans la police.
    –  Oh… A-t-il lui aussi…
    Megan
se mordit la langue. Avec sa délicatesse coutumière, elle avait failli
dire : « A-t-il lui aussi été assassiné par le Cercle du
Phénix ? » mais s’était retenue à temps. Jeremy ne s’était remis que
difficilement de l’assassinat de son père, Albert Matthews,