Le Livre D'émeraude : Les Aventures De Cassandra Jamiston
Gabriel ne
s’était pas soucié de connaître l’histoire de Julian. Mais aujourd’hui que
cette histoire ressurgissait dans leurs vies en la personne d’Aerith, il
éprouvait pour la première fois le besoin de savoir.
– Raconte-moi,
murmura-t-il.
Julian
but une gorgée de son verre. Les yeux fixés sur l’âtre, il semblait regarder au
loin quelque chose que Gabriel ne pouvait voir.
Le
jeune homme crut qu’il ne l’avait pas entendu, mais Julian déclara soudain à
voix basse :
– J’avais
vingt-six ans lors de ma rencontre avec Aerith. À l’époque, ma famille et moi
menions une vie sociale intense à Londres. Tu sais que mon père, lord Westbury,
descend de l’une des familles les plus anciennes et les plus nobles
d’Angleterre, et qu’il a par le passé occupé d’importantes fonctions
gouvernementales, dans le domaine des affaires étrangères notamment. De ce
fait, mes parents recevaient régulièrement en visite ou à dîner des ministres,
des diplomates, des généraux, des ambassadeurs, des princes étrangers, des
industriels, des savants, et parfois même des membres de la famille royale. Et
bien sûr, il y avait les invitations rendues ; nous avions ainsi nos
entrées dans toutes les grandes maisons…
Il
s’interrompit. Gabriel se taisait, mais la perplexité se reflétait sur son
visage. Manifestement, il ne voyait pas où Julian voulait en venir.
– Ce
que je veux te dire, c’est que ma famille était en relation avec toutes les
personnes qui comptaient dans ce pays, toutes celles qui détenaient ne fût-ce
qu’une parcelle de pouvoir. Aucune porte ne nous était fermée. Et Aerith en a
profité…
Sa
dernière phrase se perdit dans un murmure. Il se racla la gorge avant de
continuer :
– J’ai
fait sa connaissance à l’opéra de Covent Garden en 1852, et… et je l’ai aimée
immédiatement. (Gabriel tressaillit.) Nous nous sommes mariés l’année suivante.
Mon père s’est opposé à cette union, mais je n’ai rien voulu écouter. Il
estimait Aerith de trop petite noblesse pour être digne d’entrer dans notre
famille. S’il n’y avait eu que cela ! Son père était un hobereau du Kent,
et les origines de sa mère, une Anglo-Russe, semblaient plus que douteuses. Les
deux étaient morts quand Aerith était encore enfant, et elle avait été élevée
en Russie par la famille de sa mère. Elle venait de rentrer en Angleterre
lorsque je l’ai rencontrée.
Il s’interrompit, les
yeux dans le vague.
– Notre
première année de mariage a été idyllique, poursuivit-il lentement, comme si
chaque mot lui demandait un douloureux effort. Il faut rendre cette justice à
Aerith : en dépit des craintes de mon père, elle tenait parfaitement son
rang. En apparence tout du moins…
Il
se tut de nouveau et vida son verre d’un trait. La gorge nouée, Gabriel
attendit en silence qu’il reprenne son récit.
– Cependant,
au début de l’année 1854, il s’est produit un incident qui a contribué à
m’ouvrir les yeux. Au cours d’un dîner chez le ministre de la Guerre, je l’ai
surprise dans son bureau, des documents à la main. Elle a imaginé sur-le-champ
une excuse pour justifier sa présence en ces lieux, mais j’ai commencé à
nourrir des soupçons. En vérité, il y avait déjà eu des signes
auparavant : des mensonges véniels mais fréquents concernant les personnes
qu’elle rencontrait ou les endroits qu’elle fréquentait, des silences suspects,
des phrases dont le sens m’échappait… Si je n’avais pas été aussi aveuglé par
mes sentiments pour elle…
Furieux, il se redressa
brusquement dans son fauteuil.
– J’aurais
compris que notre mariage n’était qu’une grotesque et pitoyable comédie,
gronda-t-il. Aerith ne m’avait pas épousé par amour, comme je le croyais, mais
uniquement pour profiter des relations de ma famille. Elle travaillait pour le
compte de la Russie. C’était une espionne, une vulgaire espionne ! Et sans
le savoir, je m’étais rendu complice de son crime de haute trahison en
l’introduisant au cœur du pouvoir !
Jamais
Gabriel n’avait vu Julian si en colère. Il se sentait oppressé, et une angoisse
sourde montait en lui.
– Après
l’incident survenu chez le ministre de la Guerre, j’ai commencé à surveiller de
plus près Aerith. Elle recevait souvent des livres de Russie ; elle
prétendait qu’ils lui étaient envoyés par la famille de sa mère. Mais en
examinant ces
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