Le Livre D'émeraude : Les Aventures De Cassandra Jamiston
à deux mains. Peu à peu, des
bribes de souvenirs lui revenaient.
L’émeute.
La lutte avec l’infirmière qu’elle avait poignardée. La fuite de l’asile.
L’orage. La route obscure.
Elle
écarta les mèches qui lui tombaient sur les yeux et écouta autour d’elle. Pas
un bruit. Elle ne se trouvait donc pas en ville.
Angelia
se leva de nouveau, vacilla avant de reprendre son équilibre. D’une main, elle
rajusta sa chemise de nuit de coton ; la robe rouge qu’elle portait lors
de son évasion reposait sur le dossier de la chaise, rapiécée et lavée du sang
de l’infirmière. Puis elle alla se poster devant le miroir qui surplombait la
commode. Elle n’avait pas vu son reflet depuis une éternité, depuis le jour où
elle était entrée à l’asile de Reinfield.
Le
miroir lui renvoya l’image d’une femme aux traits blafards et amaigris, aux
pommettes saillantes, à la chevelure emmêlée, aux yeux hagards enfoncés dans
leurs orbites et soulignés de larges cernes noirs. Un épouvantable spectre qui
n’avait absolument rien de commun avec lady Angelia Killinton, autrefois
considérée comme la plus belle femme de Londres par les chroniqueurs mondains
des journaux de la capitale.
Angelia
inspira profondément, se forçant à affronter son ignoble reflet. Elle avait
réellement l’air folle. Les mois passés à l’asile avaient durement marqué son
corps et son visage, mais à bien y regarder les dommages n’étaient peut-être
pas irréversibles.
Une
à une, elle fit prendre à sa physionomie toutes les expressions, depuis la
colère au plus séduisant des sourires. Enfin elle murmura, satisfaite
d’elle-même :
– Rien n’est perdu. Je
suis toujours belle.
Un
coup léger frappé à la porte la fit se retourner. Walter entra, portant un
plateau couvert de mets fumants et d’un petit vase de violettes. Il manqua le
laisser choir en s’apercevant qu’Angelia s’était levée.
– Oh, vous êtes réveillée…
bégaya-t-il, saisi.
« Quel
homme perspicace », songea Angelia en scrutant son visage agréablement
laid.
Walter
posa le plateau sur la commode et se tortilla un instant nerveusement avant de se
décider à parler.
– Je
m’appelle Walter Crane, déclara-t-il très vite. Je vous ai rencontrée de nuit
près du carrefour des routes de Londres et Hampstead. Vous avez perdu
connaissance, alors je vous ai ramenée ici et…
De plus en plus gêné, il
ajouta, presque sur un ton d’excuse :
– Ma mère et moi nous
sommes occupés de vous…
– Votre
mère ? Vous ne vivez pas seul ici ? s’exclama Angelia d’une voix
rauque.
Puis, sans lui laisser
le temps de répondre :
– Quel jour
sommes-nous ?
– Quel
jour ? répéta Walter, désarçonné. Le… le treize septembre.
Le
treize. Elle était donc restée inconsciente une journée et une nuit entières.
Elle devait être recherchée et ne pouvait prendre le risque de s’attarder. Mais
de nouveau, ses pensées s’embrumaient, et la tête lui tournait. Elle s’appuya
contre la commode en se massant les tempes.
Alarmé par son mutisme,
Walter s’approcha d’elle :
– Vous sentez-vous
bien ?
Angelia releva la tête,
le considéra avec méfiance.
– Qui êtes-vous ?
demanda-t-elle d’un ton brusque.
– Je vous l’ai dit, je
m’appelle Walter Crane…
– Je
sais, l’interrompit-elle, ce n’était pas l’objet de ma question. Que
faites-vous dans la vie, à part vous occuper de votre mère ?
Walter
hésita à répondre, échaudé par les inflexions cassantes de la jeune femme. Il
n’avait que peu d’expérience en matière de sauvetage des demoiselles en
détresse, mais dans son esprit lesdites demoiselles étaient supposées éprouver
à l’endroit de leur bienfaiteur une gratitude aussi touchante que flatteuse. Or
la femme qui se tenait devant lui, et dont les yeux avaient des reflets de
charbons rougis au feu, ne paraissait pas le moins du monde reconnaissante de
ses efforts. Walter décida cependant d’attribuer ce comportement peu
respectueux aux épreuves qu’elle venait de subir, et se força à répondre avec
un sourire aimable :
– Je
suis professeur de musique. J’ai plusieurs élèves dans les environs, et
quelques-uns à Londres.
– Professeur
de musique, répéta Angelia en continuant à le fixer d’inquiétante manière. Vous
ne devez guère faire fortune avec une telle profession.
– L’argent n’a aucune
valeur à mes yeux !
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