Le Livre D'émeraude : Les Aventures De Cassandra Jamiston

trottoir d’en face se tenait en effet Gabriel, l’air perdu
comme toujours. Voilà presque deux ans que Jeremy n’avait revu l’assassin de
son père. Il n’hésita cependant qu’un bref instant avant de l’accoster, la main
tendue.
    –  Gabriel, bonjour, dit-il
avec une jovialité feinte.
    Il
ne poussa toutefois pas l’hypocrisie jusqu’à ajouter : « Quelle bonne
surprise. »
    Gabriel
parut d’abord ne pas le reconnaître, puis il jeta un rapide regard circulaire
autour de lui comme s’il cherchait une issue pour s’échapper. Mais Jeremy avait
empoigné son bras et n’était pas disposé à le lâcher.
    –  Où
donc se trouve ce cher lord Ashcroft ? poursuivit le journaliste, décidé à
faire preuve d’urbanité. J’espère qu’il se porte bien.
    Le visage de Gabriel se
décomposa en un clin d’œil.
    –  Je
ne vis plus chez Julian, déclara-t-il, l’air à la fois furieux et désespéré.
    « La
chance est décidément avec moi », songea Jeremy. « Les choses ne
semblent pas aller au mieux avec Ashcroft. Cela arrange mes affaires. »
    Sans
répondre à Gabriel, il l’entraîna vers la cathédrale Saint-Paul, dans
l’intention de déjeuner Chez Dolly. Bruyante et chaleureuse, la salle
au plancher couvert de sciure baignait dans une épaisse vapeur de nourriture et
de forts relents d’ale. Jeremy s’assit à une table éloignée de l’entrée et
commanda pour lui les côtelettes qui faisaient la renommée de l’établissement
et qu’il engloutit voracement. Gabriel le regarda manger en silence, attendant
qu’il parle. Non pas que ce que Jeremy avait à lui dire l’intéressât le moins
du monde, mais il se sentait vide et sans forces. Surtout, il n’avait nulle
part d’autre où aller.
    Jeremy
avala sa dernière bouchée de viande en la faisant passer avec une gorgée de
bière. Puis il examina longuement l’empreinte circulaire de sa chope sur la
table.
    –  J’ai
besoin de votre aide, annonça-t-il soudain. Croyez bien que cela me coûte de
vous demander quelque chose, mais je n’ai pas le choix.
    Il
prononça la dernière phrase avec une agressivité qu’il ne put masquer.
    –  De mon aide ?
répéta Gabriel mécaniquement.
    Jeremy se pencha vers
lui et baissa la voix.
    –  Je
dois me rendre au Pays de Galles dans le cadre d’une enquête que je mène. Mais
l’affaire est dangereuse…
    –  Dangereuse ? fit
Gabriel en écho.
    –  Oui, très dangereuse,
rétorqua Jeremy, agacé par l’apathie du jeune homme. Avez-vous entendu parler
des meurtres de la Dame Noire ?
    Gabriel acquiesça
vaguement.
    –  Eh
bien, il est possible qu’au Pays de Galles notre route croise celle des
assassins.
    Après
un silence troublé par le tintement des couverts contre les assiettes et les
éclats de conversation des autres clients, Gabriel demanda d’une voix
lente :
    –  Pourquoi
devrais-je risquer ma vie pour vous ? Vous avez essayé de me tuer il y a
deux ans.
    Les mains crispées sur
sa chope, Jeremy siffla :
    –  Parce que vous avez
assassiné mon père, voilà pourquoi.
    Gabriel
l’aiderait car il avait une dette envers lui. Et s’il était blessé ou tué lors
de leur voyage, eh bien que lui importait ? Un criminel mourant de la main
d’autres criminels, ce ne serait que justice après tout, et Jeremy ne
manquerait pas de goûter l’ironie de la situation.
    –  Et
puis, je vous rends service, ajouta le journaliste à voix haute. Vous sembliez
à deux doigts d’aller vous jeter dans la Tamise lorsque je vous ai rencontré
tout à l’heure. Ce qui serait bien dommage, n’est-ce pas ?
    Jeremy se leva et laissa
tomber quelques pièces sur la table.
    –  C’est donc convenu, vous
m’accompagnerez.
    De
la poche de sa veste, il sortit un indicateur de chemins de fer qu’il compulsa.
    –  Il
y a un train pour Cardiff dans deux heures. Cela me laisse juste le temps de prévenir
mon rédacteur en chef et de prendre quelques affaires…
    *
    Une
foule dense grouillait dans l’enceinte de la gare de Paddington. À grand
renfort de coups de coude, Jeremy, suivi par Gabriel, se frayait un passage
jusqu’aux quais en essayant d’éviter les enfants qui couraient en tous sens.
Excédé, il repoussa sans ménagement un chien qui venait de se fourrer dans ses
jambes.
    –  Bon Dieu, mais où
allez-vous ? rugit-il en voyant Gabriel s’apprêter à monter dans le train
de la compagnie du Great Western Railway à destination de Cardiff.
    Gabriel