Le livre du cercle
cheveux noirs.
— Alors
vous serez sans doute intéressé d’apprendre que nous voulons l’arrêter pour
hérésie.
— Pour
hérésie ?
— Les
frères d’un de nos couvents dans le Sud ont entendu les blasphèmes prononcés
par le troubadour au cours de son tour de chant. Ils ont contacté la direction
de notre Ordre à Paris. Nous avons adressé une requête à la cour d’Aquitaine,
qui avait invité le troubadour à faire une représentation, et ils ont fini par
le faire interdire. Certains de mes frères espéraient l’appréhender là-bas,
mais quelqu’un a dû le prévenir car il n’est jamais arrivé. Nous avons
récemment appris que le roi Louis l’avait invité à la cour royale à la
Toussaint prochaine.
Les
yeux de Gilles se plissèrent.
— Un
jour saint, rien de moins. Nous lui avons également adressé une requête pour
qu’il retire son invitation, mais il a refusé de tenir compte de notre conseil.
Nous avons fait passer le message à nos frères dans tout le royaume. Ordre leur
a été donné de capturer Pont-Evêque. Mais le pays est grand et nous sommes bien
peu nombreux pour accomplir cette mission. Si nous ne parvenons pas à l’arrêter
d’ici là, nous le ferons quand il arrivera au palais. Et c’est là que nous
aurons recours à vos services. Si le Temple nous soutient dans cette affaire,
le roi sera obligé de plier devant nous.
Everard
s’agitait sur son tabouret.
— À
une oreille sensible, avança-t-il prudemment, les romans autour du Graal
peuvent sembler paillards. Mais le code de bonne conduite interdit aux
troubadours de dépasser les limites de la décence. Franchement, je suis surpris
de voir que les inquisiteurs se préoccupent de cela. Leur haute vocation ne les
destine-t-elle pas à de plus belles proies qu’un vulgaire comédien ?
— Frère
Everard, dit le visiteur sur un ton de reproche.
Gilles
leva sa main pour signifier qu’il entendait répondre à cette question.
— Non,
frère Everard a raison. En temps normal, nous ne nous inquiéterions pas d’un
personnage aussi insignifiant. Mais ce cas rentre complètement dans nos
attributions. Les chansons de Pierre de Pont-Evêque ne sont pas simplement
paillardes : comme je l’ai dit, elles sont hérétiques. Il y parle d’hommes qui
frappent le
Christ,
crachent et urinent sur la Croix, et qui boivent leur propre sang dans le
calice de la Communion. Des pans entiers de son spectacle décrivent des rites
païens : sorcellerie, idolâtrie, sacrifice d’hommes ou d’animaux, et toute une
flopée de pratiques trop répugnantes et impies pour qu’on puisse même les
évoquer.
Ses
yeux balayèrent de nouveau l’assemblée.
—
Nous vous rappelons que des milliers de cathares ont été jugés coupables de
dépravations similaires quand nous avons purifié leur secte. Pierre de
Pont-Évêque attire une foule nombreuse dans les régions du Sud, régions où
l’hérésie cathare fut particulièrement vivace. Il n’observe pas le code de
bonne conduite. Il bafoue autant qu’il peut les règles et pourtant sa
popularité ne baisse pas. Au contraire, c’est pour son irrespect qu’il est
célèbre, qu’on l’admire. Les paysans, notre expérience le prouve, se laissent
facilement tirer vers le bas, la vulgarité les attire comme le miel les abeilles.
Aussi est-il de notre devoir, en tant que serviteurs de Dieu, de sauver leurs
âmes. Nous ne pouvons permettre à quelqu’un d’aussi nuisible de les influencer.
Je ne devrais pas avoir à vous rappeler qu’avant que nous supprimions leur
secte, la popularité des cathares rivalisait avec celle de l’Église. Si nous
n’avions pas agi avec détermination, Dieu seul sait combien d’entre eux se
seraient écartés du troupeau, livrés à un gnosticisme abject. Saint Dominique a
fondé notre Ordre pour éradiquer la menace cathare. Depuis sa mort, nous sommes
de plus en plus nombreux et notre mandat s’est élargi. Notre Ordre est
désormais en première ligne dans la guerre contre l’hérésie. Nous avons pour
responsabilité de garder la Chrétienté des pratiques et des idées nocives,
aussi inoffensives qu’elles puissent sembler aux autres.
Gilles
appuya sur ces dernières paroles en jetant à Everard un regard glacial.
— Il
est dans l’intérêt du Temple que cet homme soit arrêté, conclut-il après
quelques instants.
Un
chevalier prit la parole.
— Je
suis sûr que personne dans cette pièce ne doute que ce troubadour soit
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