Le livre du cercle
un soldat.
— Non,
dit Everard avec rudesse. Tu es mon limier, et un limier devrait lever les yeux
pour obéir à son maître au lieu de lui parler de haut.
Hasan
détourna le regard. Ses yeux sombres étincelaient.
Everard
inspira profondément et alla vers la table où se trouvait un pot de vin, qu’il
vida dans un gobelet.
— Ta
vie et la mienne ne comptent pas. Quoi qu’il arrive, nous mourrons un jour.
Mais notre cause, elle, doit vivre. Nous devons faire tout ce qui est en notre
pouvoir pour nous en assurer.
Une
bourrasque de vent entra dans la chambre, faisant trembler la flamme de la
bougie et frissonner Everard.
— Et
ton sergent? proposa Hasan d’une petite voix. Si nous envoyions Campbell au
palais en prétextant une course quelconque, peut-être que...
— Je
n’ai pas parlé à Campbell de tout cela, l’interrompit Everard en posant le
gobelet sur la table.
— Tu
étais d’accord, frère.
— Non,
le corrigea Everard, j’ai accepté d’y réfléchir. Mais j’y ai repensé et je ne
crois pas qu’il soit prêt.
— Comme
tu voudras, murmura Hasan d’un air résigné.
— Il
me faut du vin.
— Je
vais t’en chercher.
— Laisse,
dit Everard en se dirigeant vers la porte. J’ai besoin de prendre l’air.
La
porte se ferma derrière le prêtre. Hasan se leva et s’approcha lentement de
l’armoire. Il pianota légèrement sur le bois des portes, la pièce lui semblait
plus sombre maintenant qu’Everard était parti. Il s’y sentait comme un intrus.
La cellule, avec tout ce qu’elle contenait, faisait partie intégrante du vieillard.
Chaque rouleau de parchemin était couvert de son écriture délicate, chaque
meuble de traces de ses doigts. Il avait même imprimé la marque de ses pieds
sur les dalles du sol, depuis le temps qu’il l’occupait. Hasan n’avait jamais
eu de foyer. L’année d’avant sa naissance, les forces de Gengis Khan avaient
détruit le royaume de Khorezm, terre natale de sa famille, à l’époque le plus
puissant État musulman d’Orient. Les Mongols avaient annexé le Khorezm à leur
empire et les survivants avaient dû s’exiler. Enfant, Hasan avait vécu une
existence de nomade avec ce qui restait de l’armée khorezmienne, sur les
territoires désolés du nord de la Syrie. Son père, qui était commandant,
l’avait élevé en guerrier. Ils étaient parvenus à se construire une vie en cultivant
les terres et en devenant mercenaires. La génération de ses parents préparait
toujours sa vengeance. Mais Hasan, qui ne connaissait pas sa terre d’origine,
n’éprouvait pas d’amertume envers les Mongols. Ce n’était pas une perte pour
lui, et il n’avait jamais été un soldat très convaincu:
Vingt-deux
ans plus tôt, Ayyoub, sultan d’Égypte, avait demandé aux Khorezmiens de l’aider
à combattre les Francs en Palestine. Hasan avait vingt-trois ans quand il
marcha sur Jérusalem parmi une armée de dix mille hommes. Sur le chemin,
l’ambition de son père et des autres soldats avait pris des proportions de plus
en plus délirantes. Leur convoitise ne connaissait plus de limites, ils
pensaient que leur aide leur vaudrait une récompense assez importante pour pouvoir
soutenir une nouvelle campagne. Si elle ne suffisait pas à s’attaquer aux
Mongols, ils prendraient d’assaut l’Égypte elle-même.
L’armée
khorezmienne s’abattit sur Jérusalem comme une tempête de sable, laissant
derrière elle des nuées de cadavres. Les chrétiens évacuant la ville par
milliers pour gagner la côte, le père de Hasan avait ordonné qu’on hisse les
gonfanons des chevaliers francs sur les remparts. La plupart des chrétiens en
fuite firent demi-tour, trompés par ce subterfuge. En les voyant revenir, Hasan
avait eu l’impression d’observer des troupeaux de moutons complètement
déboussolés. Ils furent tous égorgés, du premier au dernier. Y compris les
femmes et les enfants. Pour célébrer leur victoire et la libération de la
ville, les Khorezmiens pillèrent l’église du Saint-Sépulcre et massacrèrent les
prêtres qui s’y trouvaient encore. Tous sauf un, qui s’était caché sous des
cadavres après avoir tué deux des envahisseurs.
Ce
jour-là, Hasan avait fait des choses que toute une vie de vertu ne pourrait suffire
à racheter. Pas une journée ne passait, depuis, sans qu’il prie pour demander à
Allah de le pardonner. Abandonnant la cité en feu, les guerriers victorieux
partirent pour la Forbie. Ils devaient y
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