Le livre du cercle
indifférence.
En
entrant, Will résista à l’envie de se couvrir la bouche. On attrapait la lèpre,
d’après ce qu’on disait, en se livrant au péché, et en particulier à la luxure,
mais certains prétendaient que le simple contact avec une personne infectée
pouvait suffire, par exemple en partageant de la nourriture ou de l’eau avec un
malade, ou alors en respirant le même air que lui. Pour toutes ces raisons, les
lépreux n’avaient pas le droit de toucher quiconque. Quand ils allaient dans
des endroits tels que les églises, ils devaient se mettre la main sur la
bouche. Mais comme le concierge s’abstint de toute précaution, Will respira
aussi peu que possible, par petites goulées qu’il espaçait autant que ses
poumons le lui permettaient. Et il veilla à ne jamais avoir l’homme devant lui
dans le sens du vent.
Quelques
hommes s’occupaient d’une rangée de pommiers, à côté de ce qui semblait être
des jardins de légumes récemment récoltés. Nombre d’entre eux portaient des
bandes en lin sur les parties les plus infectées de leur corps et de leur
visage, et tous portaient les mêmes gants. Certains, remarqua Will, semblaient
à peine touchés : ils n’avaient qu’une petite lésion ici et là, ou une légère
torsion des mains. D’autres, en revanche, en étaient à un stade plus avancé de
la maladie, après des années d’infection. Il était difficile de ne pas détourner
les yeux. Les bandages couvraient la majeure partie de leur corps, les bubons
ayant creusé des cratères et des plaies béantes partout sur leur peau. Le bout
de leur nez avait pourri et était tombé, et ce qui en restait semblait écrasé,
difforme. Leurs dents s’étaient déchaussées et leur mâchoire s’affaissait, ce
qui leur tordait le visage en une grimace cauchemardesque. Il manquait des
doigts à certains et d’autres, au vu de leur claudication, avaient perdu leurs
orteils. Par-dessus l’odeur puissante et aigre des pommes, Will pouvait sentir
la puanteur écœurante de la chair en décomposition.
Quand
la maladie était diagnostiquée, on forçait le lépreux à s’allonger dans une
tombe ouverte et on faisait célébrer un requiem. Will lisait maintenant sur le
visage de ces hommes le témoignage de cette mort vécue. Il n’y avait pas de
femmes parmi eux car l’hospitalisation était refusée aux personnes du beau
sexe. Elles étaient réduites à la mendicité sur les routes à l’extérieur de la
ville.
—
Par chance, nous avions une tombe déjà prête, dit le concierge en les dirigeant
vers la chapelle. Nous nous attendons à ce que Bertrand, l’un de nos
pensionnaires, nous quitte d’un instant à l’autre. Mais comme il a tenu bon la
nuit dernière, nous avons utilisé sa tombe pour votre ami. Il était de Gênes,
c’est ça ?
Everard
le regarda d’un air circonspect.
— De
Gênes ?
— Votre
ami, insista le concierge en passant par une ouverture dans le muret en tuffeau
entourant la chapelle et le cimetière. Les gardes nous ont dit qu’il venait de
Gênes.
Will
pensait que le prêtre s’abstiendrait de mentir. Pourtant, après un silence
étrange, c’est ce que fit Everard.
— Oui,
murmura-t-il. De Gênes.
A
l’autre extrémité du cimetière, sous un chêne vert à l’ombre de la chapelle, se
trouvait une tombe fraîchement retournée.
— C’est
là que nous l’avons enterré, dit le concierge en arrivant à proximité. Il n’a
pas vraiment eu droit à une cérémonie. Un fossoyeur m’a aidé à le déposer dans
la tombe et nous avons prononcé une prière rapide. Il faisait nuit et il
pleuvait...
Il
avait ajouté cette dernière précision en lisant l’étonnement sur le visage de
Will.
— Je
dirai une prière, répondit Everard en s’accroupissant.
Puis
il leva les yeux vers le concierge.
— Puis-je
avoir un moment ?
— Prenez
tout le temps qu’il vous faudra, dit le concierge. Vous trouverez le chemin
pour sortir ?
Everard
acquiesça, puis le concierge partit et il attendit de le voir passer l’angle de
la chapelle, après quoi il se retourna vers la tombe. Il prit la petite croix
en bois plantée dans le monticule, la jeta au sol et se releva.
— J’ai
vu une pelle en passant là-bas, sergent.
Will
détourna les yeux de la croix, qui avait atterri dans un fourré d’orties, et se
dirigea vers l’endroit qu’Everard lui avait indiqué. La pelle était appuyée
contre une pierre tombale effondrée et couverte de mousse. En
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