Le livre du cercle
nouvelle partie de sa toile. Will tendit
le bras et toucha le fil. Depuis environ une heure, il était importuné par une
sensation infime mais continuelle de brûlure quand il avalait sa salive. Il
appuya son visage contre la pierre et regarda par la fenêtre. Les nuages
arrivés en début d’après-midi emplissaient le ciel de leur blancheur parsemée
de taches grisâtres. Will pouvait entendre les cris des mouettes au bord de la
rivière. Elles tournaient autour des pêcheurs ramenant à la surface leurs
filets et leurs pièges à anguilles. Il les entendait tous les jours. Mais
aujourd’hui, ce son familier prenait une signification toute nouvelle. Will
pressa ses mains sur ses yeux.
Il
était assis sur les rochers chauffés par le soleil avec son père, les jambes
ballottant au-dessus de l’eau. La ligne de son père coulait régulièrement et il
devait chaque fois tirer pour vérifier s’il avait ou non une prise. La lumière
du soleil se réfléchissait sur l’eau comme dans un miroir, elle jouait sous les
rochers et faisait briller les yeux de James. À leurs côtés, trois poissons
argentés se débattaient dans un seau. Les mouettes volant en cercle au-dessus
d’eux poussaient des cris perçants et fondaient sur eux en s’approchant de plus
en plus, projetant leur ombre sur les rochers.
Le
visage de James était bronzé et il avait du sable dans la barbe. Will avait
envie de l’enlever mais il ne voulait pas déranger son père, qui contemplait sa
ligne avec un sourire placide.
—
Nous devrions construire un bateau, dit James au bout d’un moment.
—
Un bateau ?
James
jeta un regard circulaire au-dessus du loch. Il avait toujours ce même sourire
lointain aux lèvres.
—
William, est-ce que tu crois que nous pécherions de plus gros poissons si nous
jetions nos lignes là où il y a plus de fond ?
Will
y réfléchit sérieusement, puis il hocha la tête.
—
Avec le bébé qui est en route, il va nous falloir du plus gros poisson, non ?
—
Maman va avoir un bébé ?
—
Elle pense que ce sera une fille.
—
Elle s’appellera comment ? demanda Will en essayant d’avoir l’air nonchalant,
mais la nouvelle ne le rendait pas particulièrement heureux.
Une
autre sœur? Il en avait déjà assez avec trois.
—
Ysenda.
James
étudia Will un moment.
—
J’aurai besoin de ton aide, William. Je ne pense pas être capable de le
construire tout seul.
—
Bien entendu !
Will
se rassit. Sa déception initiale avait cédé la place à un sentiment de lourde
responsabilité nouveau pour lui. Il se tut, perdu dans ses réflexions. Il ne savait
pas encore comment il s’y prendrait, mais il y avait une chose de sûre, c’est
que ce serait le plus beau bateau que son père ait jamais vu.
Après
la mort de Mary, Will n’était retourné qu’une seule fois au loch avant de
quitter l’Écosse. Le bateau gisait là où il l’avait laissé, sur la petite jetée
au bord de l’eau. Il n’avait pas fabriqué les rames, pas plus qu’il ne l’avait
rendu étanche en l’enduisant d’étoupe. L’herbe commençait à pousser entre les
planches disjointes. Ce jour-là, Will avait songé à le pousser pour qu’il
sombre au fond du loch, mais il gardait cependant l’espoir de revenir un jour
avec son père pour le mettre à l’eau. La grossesse de sa mère arrivait à son
terme et il était certain, même si son père le haïssait, qu’ils auraient besoin
de plus gros poissons.
Toutes
les fois où il avait repensé au bateau ces dernières années, c’était comme à
une épave pourrie remplie de mauvaises herbes et de bernard-l’ermite. Mais qui
sait, songeait-il, si quelqu’un ne l’a pas sauvé de la décomposition. Grâce aux
quelques lettres que sa mère lui avait envoyées, il savait que ses sœurs
aînées, Alycie et Ede, avaient quitté le couvent plusieurs années plus tôt pour
vivre avec leurs maris à Édimbourg, où elles avaient fondé leurs propres
familles. Mais peut-être Ysenda, qui avait huit ans maintenant,
retournerait-elle un jour au domaine. Elle y retrouverait le bateau. Elle ne
serait peut-être pas capable de le réparer, mais Will imaginait qu’elle
pourrait l’utiliser comme un endroit pour jouer et rêver au père et au frère
qu’elle n’avait jamais connus.
Will
releva la tête. En dehors du bruit des sabots qui lui parvenait depuis la cour
et des cris des mouettes, tout était calme et silencieux. La plupart des
chevaliers, des prêtres et
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