Le livre du cercle
venu.
Levant
les yeux vers Baybars, Omar vit une expression de douleur traverser fugacement
son visage. De la position où il le regardait, les traits de ses arcades
sourcilières et de ses joues semblaient encore plus prononcés. La furie
inébranlable avec laquelle il avait attaqué les Francs et les avait forcés à
reculer vers la mer était un feu qui le consumait de l’intérieur, comme il
avait brûlé l’ennemi. Baybars ne pourrait jamais vraiment prendre de plaisir à
quoi que ce soit tant que ses objectifs ne seraient pas entièrement remplis.
Son ambition le tourmentait nuit et jour. En ce cas, se demandait Omar, à quoi
tout cela rimait-il donc ?
— Les
voilà, dit Baybars en se penchant pour prendre le koumys que le domestique lui
rapportait.
Deux
hommes étaient entrés dans la salle du trône, tirant une petite voiture à main
couverte d’un tissu de velours noir, brodé d’étoiles et de lunes en argent. Les
danseurs s’arrêtèrent et les domestiques dirigèrent la foule vers les coussins
calés contre les murs. Baraka et sa jeune fiancée étaient assis sur un divan
face à une portion de mur blanchie à la chaux, près de l’estrade, prêts pour le
spectacle. On ferma les portes du jardin et de luxueuses tentures furent
tendues devant les fenêtres pour plonger la salle dans une douce pénombre. Un
serviteur tomba à la renverse en voyant un homme tatoué surgir soudainement de
derrière l’une des tentures. Quelques femmes poussèrent des cris d’épouvante
quand le devin, pantelant, les yeux à demi fous, se précipita aux pieds de
Baybars. Il tenait serrée dans sa main la poupée de tissu que le sultan lui
avait donnée à Antioche.
Omar
recula de quelques centimètres, mais Baybars posa sa main sur la tête de
Khadir, brûlée par le soleil et couverte de taches de vieillesse.
— Elle
a perturbé tes rêves ?
— Rêves
perturbés, répondit le devin d’une voix plaintive.
Il
frissonna soudain et tendit la poupée à Baybars. Celui-ci sourit et la posa sur
sa cuisse.
Omar
se rembrunit. Il aurait aimé que Baybars n’encourage, pas le vieillard dans sa
folie. Il lui semblait de plus en plus erratique depuis Antioche.
— Seigneur.
Baybars
baissa les yeux. L’un des hommes entré avec la voiture le saluait, agenouillé
devant l’estrade. Il avait la peau brune, des yeux bruns et des cheveux
écarlates qu’il s’était teint - comme sa barbe et sa moustache - au henné.
— Nous
sommes honorés de vous divertir, ainsi que vos invités, en cette joyeuse
occasion, seigneur.
L’homme
fit un grand geste en direction de son compagnon, un jeune homme maigre vêtu
comme lui d’une cape faite d’un assemblage de soies de différentes teintes de
bleu : azur, indigo, turquoise, aigue-marine. À chacun de leurs mouvements, ces
vêtements chatoyaient comme de l’eau ondulant sous l’effet de courants
invisibles.
— Vous
pouvez commencer, dit Baybars en désignant l’espace dégagé devant le jeune
couple.
Assis
aussi loin que possible de la fille de Kalawun sur l’étroit divan, Baraka avait
déjà l’air de s’ennuyer.
L’homme
se releva gracieusement et retourna près de son compagnon, qui avait pris une
lanterne dans la voiture. L’air était bleuté par les épaisses volutes de fumée
d’encens auxquelles se mêlait les quelques rayons de lumière qui se frayaient
un chemin entre les tentures. Tandis que les derniers domestiques se
dépêchaient de rejoindre les côtés de la salle plongés dans l’obscurité,
l’homme aux cheveux écarlates fit face à son auditoire silencieux.
— Voici
une histoire d’amour et de trahison...
Il
fit un geste vers son camarade qui alluma une lanterne fixée sur la voiture,
projetant une vive lumière sur le mur blanchi à la chaux.
— ...
et ce sont des ombres qui vont la raconter.
Un
tonnerre d’applaudissements crépita. Le théâtre d’ombres des deux artistes était
célèbre.
— En
Arabie, commença l’homme aux cheveux écarlates, vivait une femme d’une telle
beauté que même la lune pâlissait le soir quand elle allait se baigner à la
rivière.
Le
jeune homme plaça ses mains devant la lanterne pour projeter sur le mur l’ombre
d’une femme sautillant et la fille de Kalawun se mit à rire en frappant dans
ses mains. Les courtisans imitèrent l’engouement de la princesse et les
artistes continuèrent à dérouler l’histoire, donnant vie avec leurs mains à des
femmes passionnées, des hommes
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