Le livre du magicien
a engagé les pirates flamands, on leur a offert bon or et bon argent et la perspective de pillages illimités. Ils ont surgi en Manche et en mer d’Irlande et ont ravagé les côtes plus loin à l’ouest. Craon a aussi dépêché des agents en Angleterre : les Castillans qui se prétendaient marchands de laine. Ils se sont installés à La Taverne de la Forêt ; d’autres ont joué le rôle de colporteurs, de chaudronniers et de commerçants ambulants. Je ne sais si on les a conduits tout droit en Angleterre ou si les pirates les ont fait accoster. Peut-être étaient-ils eux aussi flamands. Philippe et Craon sont très rusés. C’est l’hiver, les routes sont désertes, Corfe est entouré de bois. La partie peut commencer. Craon joue les innocents, mais le feu à l’orée de la forêt, la nuit où on m’a attaqué, signalait que tout était en place. L’incendie accidentel qui s’est produit plus tard au château était la réponse donnée par Craon : l’assaut devait continuer comme prévu. Bien sûr, Craon a envoyé un message à ses hommes à la taverne pour leur préciser l’heure et l’endroit. Il a aussi organisé ce banquet la veille, en espérant que la garnison de Corfe serait prise par surprise.
— Et si vous n’aviez pas arrêté Maîtresse Feyner ? s’enquit Ranulf.
— C’est vrai, acquiesça Corbett. Malgré tout le mal qu’elle a fait, il en est sorti un peu de bien.
— Mais pourquoi ? insista le palefrenier.
— Oh, pour moult raisons ! D’abord, je suis certain que Craon et sa bande en auraient réchappé sains et saufs, mais moi ? Le garde du Sceau privé, l’ennemi mortel de Craon ? La Némésis de son maître ? J’aurais été tué, ainsi que Ranulf-atte-Newgate, clerc principal de la Cire verte, et Chanson, clerc des écuries. Et peut-être que Sir Edmund et sa famille auraient été retenus prisonniers et rançonnés.
Corbett claqua des doigts.
— Oui, c’est ça, le même destin aurait échu à Craon, mais il aurait été traité avec beaucoup de courtoisie et relâché par la suite sous un prétexte quelconque.
Ranulf observait Bolingbroke avec attention. Il avait assisté au Banc du roi à Westminster et vu condamner des hommes devant les juges itinérants ou devant ceux d’Oyer et Terminer {24} . Ces hommes se comportaient toujours comme s’ils étaient ivres et incapables d’accepter ce qui se passait. Il en allait de même pour Bolingbroke. Il n’avait même pas porté la main à son visage quand Corbett l’avait giflé, mais, assis, à moitié tourné sur sa chaire, la bouche entrouverte, seuls un clignement occasionnel des yeux ou le tressaillement d’un muscle montrait qu’il était éveillé et attentif.
— Il ne s’agissait pas seulement de meurtre, n’est-ce pas ? continua le magistrat. Mais aussi de me supprimer ainsi que Ranulf. Le matin de l’attaque, j’avais fermé ma chambre. Vous l’avez ouverte. Vous espériez que les pirates emporteraient la tour du Sel, forceraient le grand coffre qui se trouve derrière moi...
On frappa à l’huis.
— Entrez.
Le gouverneur pénétra dans la pièce. On remit à Chanson, qui était allé répondre, un petit sac de cuir.
— J’ai trouvé ceci, Sir Hugh, non pas dans sa chambre, mais dans une crevasse en haut des marches. Des clefs, des instruments dont on se sert pour forcer une serrure, dit Sir Edmund, l’air circonspect. Que se passe-t-il, Sir Hugh ? J’ai essayé moi-même un de ces outils. On peut ouvrir une serrure aussi bien qu’avec une clef.
— Pourriez-vous attendre dehors, Messire ? Je vous prie de m’excuser : je vous expliquerai tout le moment venu.
Le gouverneur fit mine de refuser.
— De grâce, Sir Edmund.
Ce dernier soupira, haussa les épaules et sortit en claquant l’huis derrière lui.
— Les agresseurs s’intéressaient au coffre de la chancellerie, n’est-ce pas ? questionna Ranulf.
— Oui. Imagines-tu, Ranulf, quelle formidable prise cela aurait été ? La mort du garde du Sceau privé, et ses chiffres, ceux dont nous nous servons pour communiquer avec nos espions à l’étranger, les différents codes, les multiples symboles, les tables, les clefs, tout cela tombant dans les mains de Craon ! Quelle parfaite réussite ! Les plans secrets de la chancellerie anglaise auraient été mis à mal pour des mois, voire des années. Craon aurait pu connaître chaque agent, chaque espion d’au-delà du Rhin à Marseille. Il
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