Le livre du magicien
jour, je me ferai un devoir de vous distraire. Il y a une très bonne auberge près du quai de la Madeleine.
Preste comme un serpent dans l’herbe, il se retourna tout de suite vers le magistrat.
— Sir Edmund m’a parlé de vos talents de chanteur. J’ai, moi aussi, chanté dans la chapelle royale de Saint-Denis.
Portant la main à sa poitrine, il s’inclina.
— Mon souverain m’a félicité de ma belle voix et ma fille Jehanne aime par-dessus tout m’accompagner dans ce splendide air « Companhon, farai un vers desconvenent ». Le connaissez-vous, Sir Hugh ? Il a été composé par Guillaume, duc d’Aquitaine, quand la Gascogne faisait partie du domaine de France.
Corbett ne put s’empêcher de rire devant l’ostensible insolence de la remarque de son interlocuteur. Celui-ci décida de jouer les innocents.
— Vous vous raillez de moi, Messire ? se gaussa le magistrat.
— L’oserais-je, Sir Hugh ? Ne pensez-vous pas que j’ai une belle voix et une fille tout aussi belle ? La prochaine fois que vous serez à Paris, il faut que je vous invite en ma demeure.
Son sourire s’élargit.
— Je vous assure que c’est loin, bien loin, du quai de la Madeleine.
Corbett cacha sa surprise. Il avait toujours considéré Craon comme un coquin baignant dans la ruse, la duplicité, et n’ayant ni famille ni passion. L’air moqueur de Ranulf laissait entendre que peut-être lui et son adversaire français avaient davantage en commun qu’il ne voulait l’admettre.
— Et vos compagnons ? s’enquit le magistrat.
Craon s’empressa d’introduire les quatre professeurs : Étienne Destaples, un maître de théologie de haute taille et décharné ; Jean Vervins, maigre et efflanqué, avec la figure lugubre de qui médite beaucoup, mais parle peu, était, comme Destaples, sec de peau et de ton. Les yeux las, nerveux, il devisait à voix basse avec Destaples et jetait alentour des coups d’oeil dédaigneux. Pierre Sanson, professeur de métaphysique, était plus affable et un sourire perpétuel fendait son petit visage replet. Il était, comme les autres, vêtu de noir et portait, sur les épaules, un épais pelisson bordé de fourrure. Le dernier présenté fut Louis Crotoy, petit homme à l’air aristocratique, yeux bleus perçants étirés vers les tempes et chevelure de neige. Contrairement à ses confrères, il prit Sir Hugh par la main et l’attira vers lui pour lui donner le baiser de paix. Corbett sentit le parfum cher à Crotoy. L’odeur le ramena des années en arrière, aux sombres salles de classe poussiéreuses des collèges d’Oxford.
— Je suis heureux de vous revoir, Sir Hugh ; un peu plus âgé, certes, mais juste un peu.
Il recula comme Craon s’interposait entre eux.
— Si je comprends bien, vous vous connaissez depuis longtemps ?
— C’est un grand honneur pour moi, répliqua Corbett. Quand on a entendu Maître Louis une fois, on ne l’oublie plus. Il donnait des conférences en logique à Oxford.
— Sir Hugh était mon élève préféré, répondit Crotoy. Non à cause de son sens de la logique, mais parce que je n’ai donc rencontré homme qui prenne les choses avec autant de sérieux.
Des rires accueillirent sa réflexion.
— Et voilà, reprit Crotoy, qu’on a besoin de ce sérieux.
Il parlait dans un anglo-normand rapide et, à ses regards, le magistrat comprit que ce vieil ami, ce professeur à la pensée aiguisée et à la parole percutante, désirait s’entretenir avec lui seul à seul.
Sir Edmund claqua des mains et ordonna aux serviteurs de remplir derechef les coupes et de distribuer de tendres tranches de pain épicé. La conversation dériva sur le temps, les horreurs de la traversée et l’histoire de la forteresse. Corbett tenta d’engager une conversation avec Crotoy mais chaque fois que le Français s’approchait, Craon ou l’un des autres apparaissait à ses côtés. Le magistrat tira Sir Edmund par la manche et lui chuchota quelques mots à propos des places à table. Le gouverneur acquiesça et promit de faire ce qu’il pourrait.
Quand une trompette sonna dans la galerie des musiciens pour annoncer que l’entrée allait être servie, Corbett se retrouva à gauche du gouverneur, Craon étant à la droite de ce dernier, mais, le plus important, c’est que Louis Crotoy était assis entre le magistrat et Ranulf. Les gobelets furent remplis de vin, des compliments furent échangés et le premier service commença :
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