Le livre du magicien
Bolingbroke tenir compagnie à Ranulf.
— Sir Hugh, pensez-vous que la mort de Destaples était naturelle ? s’enquit Bolingbroke, plongé dans ses propres réflexions, en revenant sur ses pas.
— Je l’ignore, répondit le magistrat d’une voix rauque tout en regardant son haleine se figer dans l’air glacé.
Il ne manquait rien de ce qui se passait tout autour de lui dans la cour. Le bruit des conversations, le craquement des charrettes, le hennissement des chevaux paraissaient étouffés en cette sombre matinée. Selon les apparences, Destaples était mort dans son sommeil et il n’y avait rien à faire. Craon s’était montré ouvert et honnête, sans laisser transparaître la moindre accusation. Et pourtant... Il donna une tape sur l’épaule de son clerc.
— Demandez à Ranulf de rester dans ma chambre.
Le magistrat se dirigea vers les écuries et s’arrêta à mi-chemin près du puits, en profitant de la foule qui s’y pressait pour observer l’entrée de la tour de la Lanterne. Craon et ses compagnons sortirent et chacun s’en alla de son côté. Corbett fit demi-tour.
— Louis, Louis, puis-je vous dire un mot ?
Crotoy, emmitouflé dans sa chape noire, se retourna et sourit.
— Bonjour, Sir Hugh.
Il serra la main de Corbett.
— C’est ça, Louis, dit ce dernier sans cesser de sourire. Contentons-nous de menus propos, chuchota-t-il. Alors, ces manuscrits ?
Il éleva la voix et bavarda de codes et de vélin jusqu’à ce que Craon et sa suite fussent hors de portée.
— Eh bien, Louis, l’un de vos camarades est mort.
II saisit le Français par le coude et le dirigea en douceur à travers le baile vers la salle des Anges.
— Ce n’était point un camarade, déclara Crotoy. Je détestais Destaples de toute mon âme. Il avait l’esprit étroit et l’âme aigrie. Il a écrit jadis un commentaire sur le premier chapitre de l’Évangile de Saint-Jean. Quand j’en ai eu terminé la lecture, je ne savais plus s’il ne se prenait pas pour Saint-Jean, voire pour le Christ, réincarné. Le divin paraissait relever chez lui d’un savoir naturel, bien plus profond que chez nous, le commun des mortels.
Corbett éclata de rire. Il avait oublié les intenses rivalités qui jetaient ces professeurs à la gorge l’un de l’autre.
— Je vous dirai deux choses encore, continua Crotoy. Craon et son royal maître n’aimaient point Destaples. Il connaissait assez bien les textes sacrés pour défier l’autorité de Philippe. Vous souvenez-vous du passage « Ne soyez pas comme les païens dont les maîtres aiment à faire sentir leur autorité » ? Destaples ne cessait de rappeler ces mots à Philippe.
— Et le second point ?
— Eh bien, Sir Hugh, coeur faible ou non, je ne crois pas que Destaples soit mort d’une crise. D’une façon ou d’une autre, il a été assassiné.
— Quoi ? s’exclama Corbett en faisant un pas en arrière. Vous, un ami de Craon !
— Je ne suis l’ami, précisa Crotoy, ni de lui ni de son royal maître.
Ils s’interrompirent comme une carriole passait à grand fracas et ils reculèrent pour éviter les éclaboussures glacées.
— Allons à la salle des Anges, suggéra Crotoy. Faisons encore mine de deviser gentement. Cela fait combien d’années que je vous connais, Hugh ? Vingt ? Vingt-deux ?
Il donna un petit coup de coude à son interlocuteur.
— Croyez-vous que, parce que je suis français, je ne suis pas votre ami ? Que, parce que nous appartenons à des royaumes différents, nous ne pensons pas et ne sentons pas de même ?
Ils entrèrent dans la grand-salle où des serviteurs s’activaient encore pour effacer les marques des festivités de la veille, et s’assirent sur des tabourets devant l’âtre pour profiter de la chaleur. Crotoy s’installa de façon à pouvoir surveiller la porte principale et suggéra à voix basse à son interlocuteur d’en faire autant avec celle menant au solar.
— Si quelqu’un vient, murmura-t-il en tendant les mains vers le feu, nous devisons des mérites respectifs d’Albert le Grand et de Thomas d’Aquin. Pour en revenir à votre question, Hugh, j’ignore pourquoi je suis ici. Il est exact que je suis expert en codes. J’ai étudié les ouvrages de Roger Bacon, mais j’estime que c’est un fanfaron, un songe-creux. Oh, c’est un savant, mais il a l’âme méchante ! Ses livres chantent ses louanges et sa supériorité. Je comprends à quel point déceler
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