Le loup des plaines
Il
serra les mâchoires pour empêcher ses dents de claquer et, fermant son esprit à
ce qui se passait, il demeura simplement là à attendre, tel un poisson, glacé
et dépourvu de pensées. Il voyait la vapeur de son haleine à la surface de l’eau
tandis que le nuage de boue retombait autour de lui.
Les jappements excités des chiens se rapprochèrent encore, mais
Temüdjin avait l’esprit trop engourdi pour ressentir de la peur. Était-ce un
cri qu’il venait d’entendre ? Peut-être avait-on trouvé les traces qu’il
avait laissées dans l’argile de la berge. Peut-être y avait-on reconnu la piste
d’un homme rampant comme une bête. Il ne s’en souciait plus. Le froid s’était
insinué en lui, il lui étreignait le cœur. Chaque battement était une explosion
de chaleur dans sa poitrine mais il s’affaiblissait à chaque instant.
Au bout d’un moment, les chiens se turent. Temüdjin demeura
cependant où il était. Finalement, ce ne fut pas une décision consciente qui le
fit repartir mais plutôt l’impulsion d’une chair qui refusait de mourir. Il
faillit se noyer quand un accès de faiblesse le saisit et il dut lutter pour
garder la tête hors de l’eau.
Lentement, il gagna la rive la plus éloignée, les membres si
lourds qu’il parvenait à peine à les bouger. Il se hissa à nouveau sur l’argile
sombre, entailla sa surface parfaitement lisse en se traînant jusqu’aux herbes
hautes et s’évanouit enfin.
Lorsqu’il s’éveilla, il faisait encore clair mais il n’entendait
plus aucun bruit hormis le bouillonnement de la rivière grossie par la fonte
des neiges des montagnes. Il leva un bras, se traîna un peu plus loin de l’eau,
sanglotant de douleur maintenant que le sang recommençait à circuler dans ses
membres. Il parvint à se redresser suffisamment pour regarder entre les arbres
et ne vit personne à proximité.
Eeluk ne renoncerait pas, Temüdjin en était certain. Si la
première traque échouait, il enverrait toute la tribu à sa recherche dans un
rayon d’une journée de cheval. Les guerriers savaient qu’il n’avait pas pu
aller plus loin et ils finiraient par le retrouver. Étendu sur le sol, fixant
le ciel, il comprit qu’il n’avait qu’un endroit où se réfugier.
Au coucher du soleil, Temüdjin se leva en chancelant, pris
de tremblements à faire tomber son corps en morceaux. Quand ses jambes se
dérobèrent sous lui, il continua en rampant dans l’herbe. Les torches du camp
étaient à présent visibles et il se rendit compte qu’il ne s’en était pas
beaucoup éloigné, dans l’état de fatigue qui était le sien. La plupart de ses
poursuivants l’avaient probablement cherché plus loin.
Il attendit que les derniers rayons du soleil disparaissent,
que la terre redevienne sombre et froide. Son corps semblait capable de le
porter un peu plus longtemps et il avait cessé de se demander ce que ses
membres endoloris endureraient encore. L’eau de la rivière avait décollé son
œil gonflé, avec lequel il voyait de nouveau, bien que de manière trouble parce
qu’il larmoyait constamment.
Temüdjin craignait les chiens, même s’il espérait que la
boue masquerait son odeur. L’idée que l’un de ces animaux féroces pût se jeter
sur lui pour le mettre en lambeaux lui causait une terrible frayeur mais il n’avait
pas le choix. S’il cessait d’avancer, la seconde vague de chasseurs le
découvrirait le lendemain matin.
Il savait quelle yourte il voulait rejoindre et remercia le
père ciel qu’elle se trouvât en bordure du camp silencieux. Longtemps il
demeura étendu sur le ventre, guettant le moindre mouvement. Les sentinelles
placées par Eeluk regardaient vers l’extérieur, mais il leur aurait fallu des
yeux de chouette pour repérer la forme boueuse rampant sur la terre sombre.
Au bout d’une éternité, Temüdjin tendit le bras pour toucher
le feutre d’une tente, sentit sous ses doigts sa rugosité sèche avec un plaisir
quasi extatique. Il songea à essayer de passer sous la toile mais elle devait
être fixée au sol par des piquets et il ne voulait pas que quelqu’un à l’intérieur
pousse un cri en croyant qu’un loup tentait de pénétrer dans la yourte. Cette
pensée le fit sourire. Il faisait un loup en très piteux état, descendu
furtivement des collines pour un peu de chaleur et de lait. Lorsque des nuages
cachèrent les étoiles, il s’approcha de la portière, la releva, entra, la
laissa retomber
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