Le loup des plaines
humeur s’éclaira lorsqu’il
imagina Enq fuyant devant ses cavaliers. Finis les sourires et les regards
matois.
Du talon, le khan mit son cheval au grand trot, l’esprit
agréablement envahi de visions d’incendies et de hurlements.
6
Temüdjin fut brusquement tiré de son sommeil lorsque deux
mains le firent choir de son grabat sur le plancher. L’obscurité de la tente l’empêchait
même de distinguer ses propres membres et rien ne lui était familier. Il
entendit Sholoi bougonner en bougeant et présuma que c’était lui qui l’avait
réveillé. L’antipathie du garçon pour le père de Börte s’en trouva renforcée. Il
se leva péniblement, retint un cri de souffrance quand il se cogna le tibia
contre un obstacle invisible. Il ne faisait pas encore jour et le camp des
Olkhunuts était silencieux. Il ne voulait pas déclencher les aboiements des
chiens. Un peu d’eau froide chasserait son reste de sommeil, pensa-t-il en
bâillant. Il tendit le bras vers l’endroit où il se rappelait avoir vu un seau
la veille mais ses doigts se refermèrent sur du vide.
— Réveillé ? dit Sholoi, quelque part près de lui.
Temüdjin se tourna dans la direction de la voix, serra les
poings. Il gardait un bleu au côté du visage, là où le vieil homme l’avait
frappé, la veille. Le coup lui avait fait monter aux yeux des larmes de honte
et confirmé qu’Enq avait dit la vérité sur la vie dans ce foyer misérable. Sholoi
se servait de ses mains osseuses pour appuyer chacun de ses ordres, que ce soit
pour chasser un chien de son passage ou pour assigner quelque tâche à sa fille
ou à sa femme. Son épouse acariâtre semblait avoir appris à se cantonner dans
un mutisme renfrogné mais Börte avait tâté des poings de son père plus d’une
fois en ce premier soir, rien que pour avoir été trop proche de lui dans l’espace
confiné de la yourte. Temüdjin se dit que sous la crasse et les vieilles nippes
elle devait être couverte de bleus. Il avait fallu deux coups sévères de Sholoi
pour que lui aussi baisse la tête. Temüdjin avait alors senti sur lui le regard
méprisant de l’adolescente, mais aussi, qu’aurait-il pu faire ? Tuer le
vieillard ? Le jeune Loup n’aurait pas survécu longtemps aux appels à l’aide
de Sholoi, entourés comme ils l’étaient du reste de la tribu. Les Olkhunuts
prendraient plaisir à le découper en morceaux s’il leur en fournissait le
prétexte. Juste avant de s’endormir, la veille, il s’était imaginé avec
délectation traînant derrière son cheval un Sholoi sanglant, mais ce n’étaient
là que divagations nées de son humiliation.
Bekter a survécu, se rappela-t-il en se demandant comment ce
grand bœuf était parvenu à maîtriser son humeur.
Il entendit un bruissement quand Sholoi souleva la portière
en feutre, suffisamment pour qu’à la clarté des étoiles Temüdjin puisse
contourner le poêle et passer devant les formes endormies de Börte et de sa
mère. À quelques pas de là, deux autres tentes abritaient les fils de Sholoi, leurs
femmes et leurs enfants. Ils avaient tous quitté le vieil homme des années plus
tôt, abandonnant Börte. Malgré sa brutalité, Sholoi était khan dans son foyer
et Temüdjin ne pouvait qu’incliner la tête en tâchant de ne pas trop s’attirer
de gifles et de coups.
Il sortit en frissonnant, croisa les bras sous son épais deel pour se tenir chaud. Sholoi était encore en train de vider sa vessie, comme
il semblait le faire toutes les heures pendant la nuit, réveillant parfois Temüdjin.
Le garçon se demanda pourquoi, cette fois-ci, il l’avait fait tomber de sa
paillasse. Tenaillé par la faim, il aurait voulu avaler quelque chose de chaud
pour commencer la journée. Un peu de thé suffirait, il en était sûr, à arrêter
le tremblement de ses mains, mais il savait que Sholoi se contenterait de
ricaner s’il réclamait quoi que ce soit avant que le poêle soit allumé.
Les troupeaux se découpaient en formes sombres à la lueur
des étoiles tandis que Temüdjin répandait lui aussi son urine sur le sol et la
regardait fumer. Les nuits étaient encore froides au printemps et une pellicule
de givre couvrait la terre. L’ouverture de la yourte donnant au sud, il n’eut
aucun mal à trouver l’est pour y guetter l’aube. Aucun signe ne l’annonçait et Temüdjin
se prit à espérer que Sholoi ne se levait pas aussi tôt chaque jour. L’homme
était certes édenté mais noueux et sec
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