Le loup des plaines
l’animal, semé, ne put que
gronder d’une rage impuissante. Börte se sentait vivre quand elle courait, comme
si rien au monde ne pouvait l’atteindre. Lorsqu’elle était immobile, son père
la cognait, sa mère lui cinglait le dos avec des baguettes de bouleau. Elle
portait encore les marques des coups qu’elle avait reçus pour avoir renversé un
baquet de yogourt deux jours plus tôt.
Elle aurait voulu que le soleil reste figé sur l’horizon. Si
la tribu demeurait endormie, Börte trouverait un peu de tranquillité et de
bonheur loin des regards des autres. Elle savait ce qu’ils disaient d’elle et
elle regrettait parfois de ne pas être comme les autres filles de la tribu. Elle
avait même fait des efforts pour leur ressembler, mais une journée avait suffi
pour qu’elle se lasse de coudre, de faire à manger et de préparer l’airag pour
les guerriers. Qu’est-ce que cela avait d’excitant ? Même son corps était
différent de celui des autres filles, avec une ossature plus frêle, et tout
juste deux minuscules bourgeons pour rompre la platitude du râtelier de côtes
de son torse. Sa mère se plaignait qu’elle ne mangeait pas assez pour se
développer, mais Börte ne l’entendait pas ainsi. Elle ne voulait pas de
mamelles de vache pendantes qu’un homme viendrait traire. Elle voulait être
agile comme une biche, efflanquée comme un chien sauvage.
Elle grognait du plaisir de sentir le vent. Son père l’avait
donnée au jeune Loup sans hésiter. Le vieil homme était trop bête pour demander
à sa fille si elle voulait de lui ou non. Il s’en fichait, dans un cas comme
dans l’autre. Elle connaissait sa violence, et tout ce qu’elle pouvait faire, c’était
courir et se cacher, comme elle l’avait fait des milliers de fois. Des femmes
de la tribu la laissaient passer la nuit dans leur tente quand le vieux Sholoi
ne décolérait pas. Ces nuits étaient cependant dangereuses pour elle si le mari
avait abusé de lait fermenté. Börte savait qu’une voix pâteuse et une haleine
forte signifiaient que l’homme se jetterait sur elle dès qu’il ferait noir. Elle
s’était fait prendre une fois et cela n’arriverait plus, du moins pas tant qu’elle
porterait sur elle son petit couteau.
En passant devant les dernières tentes de la tribu, elle
décida plus ou moins consciemment de pousser jusqu’à la rivière. L’aube
révélait la ligne noire sinueuse de l’eau et Börte sentait qu’il lui restait de
la vitesse dans les jambes. Peut-être parviendrait-elle à sauter par-dessus l’eau
et à ne jamais redescendre, comme un héron prenant son vol. Elle rit à l’idée
de courir comme ces oiseaux disgracieux, tout en jambes et en ailes. Lorsqu’elle
arriva à la berge, les muscles de ses cuisses se contractèrent. Elle s’éleva et,
pendant un instant radieux, elle regarda le soleil et crut qu’elle ne redescendrait
pas. Puis son pied toucha l’autre rive et elle roula dans l’herbe encore raide
de givre, le souffle coupé par les brusques envols de son imagination. Elle
enviait les oiseaux qui pouvaient dériver si loin de la terre. Comme ils
devaient savourer cette liberté ! pensa-t-elle, cherchant dans le ciel
leurs formes sombres s’élevant dans le matin naissant. Rien ne lui donnerait
plus de plaisir que de pouvoir simplement déployer ses ailes, laisser derrière
elle sa mère et son père, hideux petits points sur le sol. Ils seraient
minuscules sous elle, tels des insectes. Elle volerait jusqu’au soleil et le
père ciel l’accueillerait. Jusqu’à ce que lui aussi lève la main sur elle et qu’elle
doive à nouveau fuir. Börte n’était pas très sûre du père ciel. D’après son
expérience, les hommes de toutes sortes ressemblaient trop aux étalons qu’elle
voyait monter les juments des Olkhunuts. Ils étaient ardents avant et pendant, avec
le long bâton qui oscillait sous eux. Après, ils broutaient l’herbe comme s’il
ne s’était rien passé et elle ne voyait là aucune tendresse. Cela n’était pas
un mystère pour une fille qui avait passé toute sa vie dans la même tente que
ses parents. Son père se moquait bien qu’elle soit présente quand il attirait
Shria à lui, le soir.
Étendue sur le sol froid, Börte respirait bruyamment par la
bouche. Si le jeune Loup tentait de la monter de la même manière, elle ne lui
laisserait qu’un moignon de sa virilité. Elle s’imagina l’emportant avec elle
comme un ver rouge tandis qu’il
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