Le loup des plaines
bras. Il eut un
grognement pour se moquer de lui-même : Börte était au chaud et bien
nourrie alors que lui n’avait que la peau sur les os.
Sentant une présence derrière lui, il se retourna et fléchit
les jambes, prêt à bondir ou à fuir.
— Tu as de bonnes oreilles, frère, dit la voix de
Kachium. Je ne fais guère plus de bruit qu’un léger vent la nuit.
Temüdjin sourit, se détendit.
— Pourquoi ne dors-tu pas ?
— La faim, répondit Kachium. Depuis hier, j’avais cessé
d’en souffrir et puis Bekter a réveillé mon estomac avec la marmotte qu’il a
rapportée.
— Ma marmotte, corrigea Temüdjin. Je l’avais
tuée, il me l’a prise.
— Je l’avais deviné. Mais je ne crois pas que les
autres l’ont compris.
Kachium se tut, petite forme grise sur le noir de la nuit. Temüdjin
remarqua la bosse qui déformait sa tunique et la montra du doigt.
— Qu’est-ce que c’est ?
Kachium jeta un regard nerveux en direction du camp avant de
tirer de sous son vêtement une autre carcasse de marmotte qu’il tendit à Temüdjin.
Celui-ci sentit les os sous sa main. Ils étaient brisés exactement comme un
homme affamé les aurait brisés pour en sucer la moelle. Bekter n’avait pas
couru le risque d’allumer un feu.
— Je l’ai trouvée là où Bekter chassait, dit Kachium d’une
voix troublée.
Temüdjin retourna la carcasse, promena les doigts sur le
crâne. Bekter y avait laissé la peau mais les yeux n’y étaient plus. Temüdjin s’agenouilla,
chercha un reste de chair. Les os dégageaient une odeur forte mais la moelle n’avait
pas pu pourrir si rapidement. Kachium s’agenouilla lui aussi et les deux
garçons sucèrent tour à tour chaque os brisé pour extraire ce qui y restait. Ce
ne fut pas long. Quand ils eurent terminé, Kachium demanda :
— Que comptes-tu faire ?
Temüdjin avait pris sa décision et n’en éprouvait aucun
regret.
— As-tu déjà vu une tique sur un cheval ?
— Bien sûr.
Ils connaissaient tous deux ce parasite gros comme la
dernière phalange de leur pouce. Quand on le retirait, il laissait une traînée
de sang qui mettait longtemps à se coaguler.
— Une tique est dangereuse quand le cheval est faible, dit
Temüdjin à voix basse. Tu sais ce qu’on doit faire quand on en découvre une ?
— On doit la tuer, murmura Kachium.
Lorsque Bekter quitta le camp le lendemain à l’aube, Temüdjin
et Kachium se glissèrent derrière lui. Ils connaissaient l’endroit où il
chassait et le laissèrent s’éloigner pour qu’il ne se sente pas suivi.
Tandis qu’ils progressaient lentement entre les arbres, Kachium
lançait à son frère des coups d’œil inquiets. Temüdjin comprit la frayeur de
son frère et s’étonna de ne pas en éprouver lui-même. Le ventre douloureux, il
avait dû s’arrêter deux fois pour laisser s’écouler de ses boyaux un liquide
verdâtre. Il avait la tête qui tournait mais la faim avait tué en lui toute
pitié. Peut-être avait-il aussi un peu de fièvre. Il se forçait néanmoins à
avancer, malgré les battements irréguliers de son cœur. C’était cela, être un
Loup. Ni peur ni regret, rien que l’envie impérieuse de se débarrasser d’un
ennemi.
Ils n’eurent aucun mal à suivre les pas de Bekter sur le sol
boueux. Il n’avait pas cherché à brouiller sa piste et le seul danger, c’était
de tomber inopinément sur lui quand il se serait arrêté pour guetter une proie.
Temüdjin et Kachium marchaient en silence, les sens aux aguets. Lorsqu’ils
virent devant eux un arbre où étaient perchées deux alouettes, Kachium pressa
doucement le bras de son frère pour le prévenir et ils firent un détour afin d’éviter
que les oiseaux ne poussent un cri d’alarme.
Kachium fit halte, Temüdjin se tourna vers lui, grimaça en
remarquant que les aspérités du crâne de son frère étaient parfaitement
visibles sous la peau tendue. Lui aussi, sans doute, devait sembler proche de
la mort. S’il fermait les yeux, il perdait l’équilibre et devait lutter contre
ses vertiges. Il lui fallut faire appel à sa volonté pour inspirer lentement et
calmer les battements désordonnés de son cœur.
Kachium leva le bras pour lui montrer quelque chose et Temüdjin
se figea quand il vit que Bekter avait pris position, une centaine de pas plus
loin, au bord du ruisseau. Difficile de ne pas être effrayé par cette forme
immobile agenouillée dans les broussailles. Ils avaient tous
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