Le loup des plaines
senti la force des
poings de leur frère aîné et la lourdeur de son poids sur eux au cours de leurs
chamailleries d’enfants. Temüdjin l’observa en se demandant comment approcher à
portée de flèche. Il n’y avait aucun doute dans son esprit sur sa décision. Il
avait la vision légèrement trouble et sa pensée manquait de rapidité mais son
chemin était tracé.
Les deux garçons sursautèrent quand Bekter décocha une
flèche en direction de l’eau. Ils reculèrent pour se mettre à couvert, entendirent
des battements d’ailes affolés et virent trois canards s’envoler en poussant
trop tard un cri d’alarme.
Bekter se releva, pataugea dans le ruisseau, disparut
derrière un arbre. Lorsqu’il regagna la rive, il tenait à la main le corps
flasque d’un canard roux.
Temüdjin l’épiait à travers un enchevêtrement de branches et
d’épines.
— Nous attendrons ici, murmura-t-il. Poste-toi de l’autre
côté de ce sentier. Nous l’abattrons à son retour.
Kachium déglutit pour desserrer le nœud qui lui bloquait la
gorge, s’efforça de ne pas révéler sa nervosité. Il n’aimait pas cette froideur
nouvelle qu’il découvrait chez Temüdjin et regrettait de lui avoir montré la
carcasse de marmotte la veille. Maintenant qu’il faisait jour, ses mains
tremblaient à l’idée de ce qu’ils s’apprêtaient à commettre et, quand Temüdjin
le regarda, il détourna les yeux. Kachium attendit que Bekter leur tourne le
dos pour traverser rapidement le sentier.
Les yeux plissés, Temüdjin vit son frère aîné récupérer sa
flèche et fourrer le canard sous sa tunique. Mais après avoir étiré ses muscles
raidis par l’affût, Bekter partit dans une autre direction. Temüdjin leva une
main, paume dressée, vers l’endroit où Kachium devait être caché. Il se dit que
Bekter se dirigeait vers un endroit tranquille où il dévorerait le canard et
fut pris de l’envie de le tuer sur-le-champ. S’il s’était senti fort, le ventre
plein de viande et de bon lait, il se serait peut-être jeté sur lui mais dans
son état de faiblesse seule une embuscade lui offrait une chance de réussir. Il
remua les jambes avant d’avoir des crampes, sentit dans son ventre un spasme
qui le fit se plier en deux. Il n’osa pas baisser son pantalon de peur que le
nez fin de Bekter détecte l’odeur de sa diarrhée. Yesugei leur avait tous
appris à être prudents et Temüdjin ne voulait pas perdre l’avantage de la
surprise. Oubliant ses coliques, il attendit.
Un ramier vint se poser sur un arbre non loin de l’endroit
où les deux garçons étaient accroupis, cachés dans les fourrés humides. Ce fut
un supplice pour Temüdjin, qui aurait pu aisément le tuer. Mais Bekter pouvait
déjà être sur le chemin du retour et tous les oiseaux du voisinage s’enfuiraient
si Temüdjin tirait sur le pigeon. Il n’arrivait cependant pas à cesser de le
regarder et lorsque l’oiseau s’envola il le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il
ait disparu.
Bekter revint quand le soleil fut passé de l’autre côté de
la ravine, où les ombres s’allongeaient. Le bruit de ses pas tira Temüdjin d’une
espèce de torpeur. Il s’étonna qu’un si long moment se soit écoulé et se
demanda même s’il s’était assoupi. Son corps le trahissait et l’eau du ruisseau
ne calmait pas la douleur de son estomac.
Il encocha sa flèche et attendit, secouant la tête pour
dissiper ses vertiges et éclaircir sa vision. Afin de redonner vie à son corps,
il se dit que Bekter le tuerait s’il manquait son coup. Il se frotta
furieusement les yeux pour qu’ils retrouvent leur acuité. Il entendit son frère
se rapprocher et sut que le moment était venu.
Il jaillit dans le sentier à quelques pas seulement de
Bekter. Temüdjin banda son arc, Bekter le regarda, bouche bée. Un instant passa,
l’aîné des fils de Yesugei tenta de saisir le poignard glissé sous sa ceinture
puis Temüdjin lâcha la corde, vit la pointe en os s’enfoncer dans la poitrine
de son frère. Au même moment, Kachium tira une seconde flèche qui fit basculer
Bekter en avant.
Il tituba, rugit de colère, empoigna son couteau, fit un pas
puis un autre avant que ses jambes se dérobent, tomba à plat ventre dans les
feuilles mortes. Les deux traits l’avaient blessé gravement et Temüdjin
entendit le sifflement d’un poumon perforé. Nulle pitié ne se fit jour en lui, cependant.
Il s’avança dans un brouillard, lâcha son arc, arracha
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