Le loup des plaines
avant d’en avoir tué une
autre, l’avertit Bekter.
Avec un rire, il ramassa la marmotte et descendit la colline
au petit trot. Temüdjin le regarda s’éloigner, empli d’une telle fureur qu’il
crut que son cœur allait exploser. Il le sentit palpiter follement dans sa
poitrine et se demanda, terrifié, si la faim ne l’avait pas prématurément usé. Il
ne fallait pas qu’il meure tant qu’Eeluk menait les Loups, tant que Bekter n’avait
pas été puni.
Quand il put enfin se redresser, il avait repris le contrôle
de lui-même. Les marmottes stupides, à nouveau sorties de leur terrier, décampèrent
lorsqu’il se mit debout. La mine sombre, il récupéra sa flèche, l’encocha sur
la corde tressée et reprit la position immobile du chasseur. Ses bras étaient
douloureux, ses jambes nouées de crampes, mais son cœur ralentit pour battre
avec force et régularité.
Il n’y eut qu’une marmotte pour nourrir la famille, ce
soir-là. Quand Bekter la lui apporta, Hoelun parut revivre et elle fit un grand
feu pour chauffer des pierres. Malgré le tremblement de ses mains, elle éventra
d’un geste net l’animal, le vida de ses entrailles, disposa autour d’elle des
pierres chauffées à éclater. Bien qu’elle eût enveloppé ses mains du bas de son deel, elle grimaça deux fois quand la chaleur lui brûla les doigts. La
viande fut saisie côté intérieur puis la peau boursouflée fut tournée vers les
braises et grillée jusqu’à devenir délicieusement craquante. Le cœur fut
également rôti : rien ne serait gâché.
L’odeur suffit à redonner des couleurs aux joues de Hoelun, qui
serra Bekter contre elle en versant des larmes de soulagement. Temüdjin ne dit
rien de ce qui s’était passé. Leur mère avait besoin de les voir s’entraider et
il eût été cruel de dénoncer son frère alors qu’elle était encore si mal en
point.
Bekter se délectait de l’attention des autres et ses yeux
brillants se posaient de temps à autre sur Temüdjin, qui lui renvoyait un
regard noir quand Hoelun ne pouvait le voir. Kachium le remarqua et il pressa
le coude de son frère lorsque tous s’installèrent pour le repas.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il à voix
basse.
Refusant de partager sa haine, Temüdjin secoua la tête. Bekter
distribua la viande fumante, tel un khan nourrissant ses hommes, et se réserva
l’épaule, le morceau de choix.
Aucun d’eux n’avait jamais rien mangé de plus délectable que
cette viande. Réchauffée, la famille fut un peu plus heureuse, ressentit un peu
plus d’espoir. Une seule flèche avait causé ce changement, même si Kachium
avait ajouté au repas trois petits poissons et quelques sauterelles. Ce fut un
festin qui leur brûla l’estomac car les garçons avalèrent la viande trop vite
et durent boire quantité d’eau pour se refroidir les entrailles. Temüdjin
aurait peut-être pardonné le vol si ses frères avaient été moins prolixes dans
leurs éloges. Bekter les acceptait comme un dû, ses petits yeux pétillant d’un
amusement que seul Temüdjin comprenait.
Il ne plut pas cette nuit-là et les garçons dormirent dans l’autre
abri rudimentaire qu’ils avaient construit, leur faim en partie calmée. Elle
les tourmentait encore, cependant, mais ils étaient de nouveau capables de la
refouler et de montrer un visage impassible à l’adversité maintenant qu’ils s’étaient
éloignés du bord de l’abîme où aucune maîtrise de soi n’était possible.
Ne trouvant pas le sommeil, Temüdjin se leva et s’éloigna
silencieusement dans l’obscurité. Il regarda la lune et frissonna. L’été ne
durera plus très longtemps, songea-t-il en marchant. L’hiver viendrait et leur
serait aussi fatal qu’un coup de poignard dans la poitrine. Pendant les mois
froids, les marmottes hibernaient dans leur terrier, sous la terre, là où on ne
pouvait les atteindre. Les oiseaux migraient vers le sud. L’hiver était rude
pour les familles réfugiées dans la chaleur des yourtes, entourées de leurs troupeaux.
Il serait meurtrier pour la famille de Yesugei.
En vidant sa vessie sur le sol, Temüdjin ne put s’empêcher
de penser aux Olkhunuts et à la nuit où il s’était glissé dehors pour suivre Koke.
Il n’était alors qu’un enfant n’ayant rien de mieux à faire que régler ses
comptes avec des garçons plus âgés. Il regrettait cette innocence et aurait
voulu avoir Börte près de lui pour la serrer dans ses
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