Le loup des plaines
caressant les oreilles du chevreau. Elle avait vu deux de ses frères
mourir de la peste, le corps boursouflé et noir, abandonnés dans la steppe par
la tribu de son père. Elle avait entendu les plaintes de guerriers souffrant de
blessures qu’on ne pouvait guérir, agonisant pendant des jours jusqu’à ce que
la vie accepte enfin de s’échapper d’eux. Quelques-uns avaient même imploré la
grâce d’une dague leur ouvrant la gorge et on la leur avait accordée. La mort l’avait
accompagnée toute sa vie et peut-être pouvait-elle même perdre un fils et
survivre, en mère des Loups.
Elle ne savait pas si elle pourrait encore aimer celui qui
avait tué ce fils, même si elle brûlait d’envie de le serrer sur son cœur. Au
lieu de quoi, elle tendit la main vers son couteau.
Hoelun avait fabriqué des bols en écorce de bouleau pendant
que ses garçons chassaient et elle en lança un à Khasar, un autre à Kachium. Temüge
s’avança pour s’en octroyer un troisième et il n’en resta plus que deux. Elle
tourna des yeux tristes vers son dernier fils.
— Prends un bol, Temüdjin, dit-elle au bout d’un moment.
Le sang te donnera des forces.
Il inclina la tête, devinant qu’elle le laisserait rester.
Hoelun soupira, resserra sa prise autour du cou du chevreau avant de lui
entailler les veines du cou. Du sang gicla sur ses mains et les garçons se
bousculèrent pour le recueillir avant qu’il ne soit perdu. Le petit animal
continua à se débattre tandis qu’ils buvaient le liquide chaud. Claquant des
lèvres, ils le sentaient descendre jusqu’à leurs os et soulager leurs douleurs.
Quand le flot se réduisit à un mince filet, Hoelun tint la
bête affaiblie d’une main et remplit patiemment son bol à ras bord avant de le
boire. Le chevreau battit encore l’air de ses pattes mais il agonisait déjà.
— Nous cuirons sa viande demain soir, quand je serai
sûre que le feu n’attirera pas les bergers partis à sa recherche, dit-elle. S’ils
parviennent jusqu’à la ravine, ils ne doivent pas en ressortir pour révéler aux
autres où nous sommes. Vous comprenez ?
Les garçons léchèrent leurs lèvres couvertes de sang, hochèrent
solennellement la tête. Avec un soupir, leur mère enfouit son chagrin au plus
profond d’elle-même, là où elle pleurait encore Yesugei et tout ce qu’elle
avait perdu.
— Viendront-ils pour nous tuer ? demanda Temüge de
sa voix fluette en jetant un coup d’œil inquiet au chevreau volé.
Hoelun secoua la tête, l’attira contre elle pour donner et
recevoir un peu de réconfort.
— Nous sommes des Loups, mon petit. Nous ne mourons pas
facilement.
Elle fixa Temüdjin des yeux, et la glace en eux le fit
frissonner.
Le visage pressé contre l’herbe blanche de givre, Temüdjin
observait les deux bergers. Ils dormaient, emmitouflés dans leurs deels molletonnés, les mains glissées dans les manches. Ses frères étaient étendus à
plat ventre à côté de lui, transis de froid. La nuit était silencieuse. Les
bêtes et les hommes assoupis ignoraient la présence de ceux qui les épiaient, la
faim au ventre. Temüdjin plissa les yeux dans l’obscurité. Les trois garçons, armés
d’arcs et de poignards, évaluaient leurs chances, le regard grave. Le moindre
mouvement provoquerait la panique chez les chèvres, dont les bêlements réveilleraient
aussitôt les deux hommes.
— Nous ne pouvons pas approcher davantage, chuchota
Khasar. C’est impossible.
Temüdjin considéra le problème. Les bergers étaient sans
doute des hommes coriaces, habitués à se défendre, à se lever d’un bond pour
tuer un loup tentant de leur voler un agneau. Leur réaction serait la même s’ils
avaient affaire à trois jeunes garçons.
Il aurait été d’accord pour renoncer, comme son frère, s’il
n’y avait eu le cheval décharné que les hommes avaient attaché à proximité, et
qui dormait debout, la tête touchant presque le sol. Temüdjin mourait d’envie
de s’en emparer. Avec lui, il pourrait chasser plus loin, rapporter des proies
plus grosses. Si c’était une jument, elle aurait peut-être du lait et il crut
sentir sur sa langue le goût amer de l’airag, resté dans sa mémoire. Les
bergers avaient sans doute sur eux des choses utiles et il ne pouvait pas
laisser passer l’occasion de les dépouiller, quel que soit le risque. L’hiver
venait. Il le sentait dans l’air, dans les picotements du givre se formant sur
sa peau
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