Le loup des plaines
tourna vers Kachium, le prit par la nuque et le tira vers lui jusqu’à ce que
leurs fronts se touchent.
— Nous survivrons à l’hiver, dit-il en souriant.
L’optimisme de Temüdjin gagna Kachium et, ensemble, ils poussèrent
un cri de victoire dans la steppe déserte. Même s’ils venaient de tuer, ils n’étaient
encore que des enfants.
14
Eeluk contemplait les flammes en songeant au passé. Au cours
des quatre années écoulées depuis qu’ils avaient quitté l’ombre du Deli’un-Boldakh
et les terres entourant le mont Rouge, les Loups avaient prospéré, augmentant
leur nombre et leurs biens. Quelques membres de la tribu lui en voulaient
encore d’avoir abandonné les fils de Yesugei, mais aucun présage n’annonçait un
destin funeste. Le premier printemps suivant leur départ avait vu naître plus d’agneaux
que jamais et une douzaine de nouveau-nés braillards étaient venus dans les
yourtes. Pas un seul n’avait été perdu en couches et ceux qui cherchaient
partout des signes étaient rassurés.
Eeluk grogna, la vision trouble après sa seconde outre d’arkhi.
Oui, ces années avaient été prospères et il avait trois fils de plus, qui
gambadaient dans le camp et apprendraient bientôt à manier l’arc et le sabre. Il
avait pris du poids mais c’était plus un épaississement qu’un excès de graisse.
Ses dents et ses yeux étaient toujours bons, son nom redouté dans les tribus. Il
aurait dû être satisfait, il le savait.
Pendant ces quatre années, les Loups avaient migré vers le
sud jusqu’à des terres infestées de moustiques où ils suaient toute la journée
dans un air humide, la peau rougie par les boutons et les piqûres. Eeluk avait
regretté les vents frais et secs des collines du Nord mais, alors même qu’il
ramenait les Loups sur leurs anciens sentiers, il s’était demandé ce qu’était
devenue la famille de Yesugei. Il songeait parfois qu’il aurait dû envoyer des
guerriers mettre un terme plus net à cette histoire, et ce n’était pas tant la
culpabilité qui le tourmentait que le sentiment d’un travail inachevé.
Il renifla, inclina l’outre et constata qu’elle était vide. D’un
geste nonchalant, il en réclama une autre à une jeune femme. Eeluk posa sur
elle un regard approbateur lorsqu’elle s’agenouilla devant lui, la tête baissée.
Son esprit embrumé ne parvenait pas à retrouver son nom mais elle était svelte
et avait de longues jambes, comme l’une des pouliches du printemps. Sentant son
désir s’éveiller, il lui leva le menton pour la forcer à le regarder. Puis, lentement,
il lui prit une main et la pressa sur son bas-ventre afin de lui faire sentir
son intérêt. Elle semblait nerveuse mais cela n’avait jamais dérangé Eeluk et
on ne se refuse pas à un khan. Si elle le satisfaisait, il ferait don à son
père d’un des poulains.
— Va m’attendre dans ma yourte, dit-il d’une voix
pâteuse.
Il la regarda s’éloigner, songea un instant à la suivre, mais
son désir mourut rapidement et il se remit à fixer les flammes.
Eeluk se rappelait la morgue avec laquelle les fils de
Yesugei avaient osé le regarder lorsqu’il les avait abandonnés dans la plaine. Aujourd’hui,
il les aurait lui-même taillés en pièces. Quatre ans plus tôt, il venait juste
de s’emparer des rênes de la tribu et ne savait pas encore ce qu’elle
supporterait de lui. Yesugei lui avait au moins appris cela : les tribus
endurent beaucoup de ceux qui les conduisent mais il y a toujours une limite à
ne pas franchir.
Le premier hiver avait sans doute emporté ces enfants
maigrelets et leur mère. C’était étrange de revenir dans une région peuplée de
tant de souvenirs. La tribu avait établi un camp temporaire pour laisser les
bêtes s’engraisser de bonne herbe. Dans un mois environ, elle repartirait vers
les terres entourant le mont Rouge. Eeluk avait appris que les Olkhunuts
étaient revenus eux aussi dans la région et il avait ramené les Loups dans le
Nord avec plus que quelques rêves de conquête à demi formés dans la tête.
L’arkhi lui échauffait le sang, attisant son désir de se
battre.
Il inspira profondément, savourant l’air glacé. Il s’était
langui du froid dans la moiteur des nuits du Sud, la peau gonflée par d’étranges
parasites qu’il fallait extirper avec la pointe d’un couteau. L’air du Nord était
plus pur et déjà la maladie qui faisait tousser la tribu semblait reculer. Un
vieillard
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