Le loup des plaines
entière contre lui, une gigantesque bataille pour éprouver son courage et
lui donner à nouveau la griserie due à la proximité de la mort. Au lieu de quoi,
il ne découvrit dans la steppe que deux silhouettes montées sur des chevaux
bruns trop lourdement chargés pour être une menace. La déception laissa un goût
amer dans sa gorge mais il la ravala en s’efforçant de garder une expression
impassible. Les Loups s’empareraient de ce que ces deux hommes possédaient et
leur laisseraient la vie, à moins qu’ils ne choisissent de se battre. Eeluk
espéra qu’ils résisteraient et fit signe à ses guerriers de les encercler.
Avec une prudence d’ivrogne, il descendit de son cheval, s’approcha
des inconnus. À son étonnement, il découvrit qu’ils étaient tous deux armés, même
s’ils n’avaient pas fait la bêtise de dégainer leurs sabres. Il était rare de
voir de telles armes dans les mains de vagabonds. L’art de battre le fer était
hautement prisé dans les tribus et un bon sabre était un bien précieux. Pourtant
les deux hommes ne semblaient pas riches. Leurs habits, peut-être de qualité, étaient
couverts de poussière et de taches. À travers le brouillard de l’arkhi, la
curiosité d’Eeluk s’éveilla.
Il observa soigneusement les deux inconnus en se rappelant
les leçons de Yesugei sur la manière d’évaluer ses ennemis. L’un, assez âgé
pour être le père de l’autre, paraissait encore robuste malgré ses cheveux gris,
huilés et tressés en une natte pendant dans son dos. La façon dont il se tenait
fit naître chez Eeluk un sentiment de danger et il se désintéressa du plus
jeune, sachant d’instinct que c’était de l’autre qu’il fallait attendre une
attaque. Eeluk n’aurait su expliquer ce pressentiment, mais il lui avait sauvé
la vie plus d’une fois.
Bien qu’encerclés, les deux hommes ne baissaient pas la tête.
Eeluk s’étonnait de leur étrange attitude et de leur assurance. Le plus âgé des
deux sursauta quand il vit le loup bondissant qui ornait la cuirasse d’Eeluk et
murmura quelques mots à son compagnon.
— Mon nom est Arslan, dit-il d’une voix claire, et
voici mon fils Jelme. Nous avons prêté allégeance aux Loups et nous vous
trouvons enfin.
Comme Eeluk ne répondait pas, l’homme parcourut des yeux les
visages des guerriers.
— Où est celui qu’on nomme Yesugei ? J’ai tenu
parole, je vous ai enfin trouvés.
Eeluk regardait d’un œil torve les nouveaux venus assis dans
la chaleur de sa yourte. Deux de ses guerriers se tenaient dehors, prêts à
intervenir à son appel. Dans la tente, seul Eeluk était armé. Il se sentait
néanmoins tendu pour une raison qu’il ne parvenait pas à s’expliquer clairement.
Peut-être était-ce à cause de leur absence totale de peur. Arslan n’avait
montré ni surprise ni admiration en découvrant la tente d’Eeluk. Il avait remis
son sabre aux guerriers sans hésiter. Lorsque son regard s’était posé sur les
armes accrochées aux plaques de feutre, Eeluk avait cru entrevoir sur ses
lèvres une moue dédaigneuse aussitôt réprimée. Seul l’oiseau rouge avait retenu
son attention. Avec un claquement venu du fond de sa gorge, Arslan avait
caressé la poitrine rouge et or de l’animal. L’aigle n’avait pas réagi, ce qui
avait encore accru la colère d’Eeluk.
— Yesugei a été tué par des Tatars il y a près de cinq
ans, dit-il quand ils se furent installés et eurent bu leur bol de thé. Qui
es-tu pour venir à nous maintenant ?
Jelme ouvrit la bouche pour répondre mais son père lui
toucha légèrement le bras et il se ravisa.
— Je serais venu plus tôt si tu étais resté dans le
Nord. Mon fils et moi avons chevauché plus de mille jours pour te retrouver et
honorer l’engagement que j’ai pris envers ton père.
— Il n’était pas mon père, corrigea Eeluk. J’étais le
premier de ses féaux.
Il vit les deux hommes échanger un regard.
— Alors ce n’était pas une rumeur sans fondement ?
Tu as vraiment abandonné les fils et l’épouse de Yesugei dans la plaine ? reprit
Arslan d’un ton calme.
Sous le regard scrutateur de l’étranger, Eeluk se retrouva
sur la défensive.
— Je suis le khan des Loups, rétorqua-t-il. Je les
conduis depuis quatre ans et ils sont plus puissants que jamais. Si tu as prêté
allégeance aux Loups, tu m’as prêté allégeance.
Une fois de plus, il vit le fils et le père se consulter
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