Le marchand de mort
à cause de la neige gelée qui menaçait de tomber des toits.
— Que Dieu les prenne en pitié ! chuchota-t-il, abaissant les yeux sur Kathryn. Que pouvons-nous faire ?
— Rien, répliqua la jeune femme. Richard Blunt a tué trois personnes. Nous sommes impuissants pour lui.
— Alisoun était une garce, ajouta Luberon. Dieu nous protège, cela aurait pu arriver à n’importe lequel d’entre nous. Marchons, maintenant.
Il leur fit contourner l’église Sainte-Mildred, puis franchir le porche du cimetière. Celui-ci était désert et gelé. Ils avancèrent en trébuchant dans l’allée entre les croix de guingois et les pierres tombales usées que recouvrait un épais tapis de neige. Rien, pas même un engoulevent ou un hibou ne venait troubler la solitude et le silence du lieu.
— Suivez-moi ! cria Luberon par-dessus son épaule. J’ai fait dégager cette allée. Il s’arrêta, indiquant les ténèbres.
— Ils seront enterrés là. Les tombes sont peu profondes parce que le sol est dur comme la pierre. Au printemps peut-être, on pourra creuser davantage…
La voix de Luberon se troubla tandis qu’il reprenait la tête du groupe.
Il s’arrêta devant une petite construction en brique, près du mur du cimetière, aisément accessible à pied depuis la porte latérale de l’église par où on sortait les morts. Là, il prit une mèche d’amadou, et après l’avoir grattée à plusieurs reprises, réussit à allumer les deux falots suspendus au-dessus de l’entrée. Il en tendit un à Colum, ouvrit la porte et fit entrer ses compagnons. Kathryn n’avait jamais vu pièce aussi lugubre et glacée. Luberon éclaira aussi les torchères, mais ni leur lumière ni l’encens qui se consumait dans l’encensoir suspendu au mur ne réussissaient à masquer l’odeur nauséabonde de mort et de putréfaction. Trois cercueils en bois de pin étaient alignés sur une longue table à tréteaux. Du bout de son épée, Luberon déboîta les couvercles, puis il souleva les draps funéraires noirs, et ceux en gaze blanche, par-dessous. Il fit alors signe à Colum et à Kathryn d’approcher. Kathryn fixa d’abord ces trois jeunes gens avec épouvante. Sans leur teint blafard et verdâtre, plus effroyable encore à la lueur des torches, et la consistance cireuse de leur chair, on les aurait crus endormis. Elle effleura le bras d’Alisoun. Celle-ci avait dû être belle : des cheveux couleur d’or bruni encadraient son joli visage ovale aux traits réguliers. Les deux jeunes hommes étaient costauds et bien bâtis. Kathryn maudit le destin cruel qui avait bouleversé le cours de leurs vies ainsi que celle de Richard Blunt.
— Les embaumeurs ont eu du travail, chuchota Luberon.
Il toussa comme pour s’excuser.
— Je me suis trompé, on ne doit pas les enterrer demain : on les remettra d’abord à leur famille, mais je crois que les hommes seront ensevelis ici, au moins jusqu’au printemps, lorsque les routes seront plus praticables.
— Qu’est-ce qui vous préoccupe ? souffla Colum à Kathryn qui s’activait près des cadavres. Bien qu’il fût soldat, l’Irlandais avait peur. Ces cercueils ouverts, le spectacle macabre des corps dans la lumière tremblotante des torches, le silence funèbre de cet endroit glacé et, dehors, rien que la blancheur muette : tout cela lui rappelait les histoires de son enfance et les grandes veillées mortuaires dans les villages près de Dublin. Il se souvenait aussi de ce que les vieilles gens murmuraient : les morts, disaient-ils, ne retournaient jamais directement auprès de Dieu ; ils demeuraient dissimulés dans les ombres pour faire leurs tristes adieux au monde des vivants. Colum porta son regard vers un coin sombre. Le fantôme de la belle Alisoun s’y tenait-il tapi ? Il sursauta et jura tandis qu’un rat détalait sous la table pour disparaître par la porte.
— Dieu du ciel ! aboya-t-il. Qu’y a-t-il ?
Kathryn était en train de toucher la peau de chaque cadavre. Elle souleva le vêtement mortuaire d’Alisoun, et passa une main douce sur son ventre, ignorant la question de Colum.
— Maître Luberon, puis-je voir les blessures ? demanda-t-elle.
Le clerc recula. Son visage avait pris une pâleur mortelle et il se tenait l’estomac.
— Faites ce que vous voulez, répliqua-t-il d’une voix rauque. J’ai besoin d’un peu d’air de la nuit. Colum l’aurait bien suivi dehors, mais Kathryn le saisit par le
Weitere Kostenlose Bücher