Le marchand de mort
Elle reprit :
— Je crois que c’était un homme corrompu, et il méritait certainement son destin, ce qui n’est pas le cas de Maître Blunt.
— Depuis combien de temps connaissez-vous le peintre ? demanda Colum.
— Trente ans.
Kathryn dévisagea la gouvernante : elle semblait simple et assez soumise, mais on sentait en elle une force intérieure. Emma poursuivit :
— Avant que vous ne m’interrogiez, Maîtresse Swinbrooke, je servais Maître Blunt parce qu’il est un homme bon. Il prenait soin de moi. J’étais une enfant abandonnée : où serai s-je allée ? Maître Blunt est aussi un peintre talentueux. Il n’aurait jamais dû épouser cette catin d’Alisoun.
Elle avait prononcé ces derniers mots avec tant de hargne que Kathryn comprit : quoi que dise Emma Darryl, elle était profondément éprise de Richard Blunt.
Se redressant, la jeune femme posa son gobelet par terre à côté d’elle.
— Maîtresse Darryl, je vais d’abord vous dire ce que nous savons. Maître Blunt ne venait pas du comté de Warwick. Je le soupçonne d’être né dans le Kent, quelque part près de Rochester.
C’était un jeune homme doué, et sans doute a-t-il fait des bêtises dans sa jeunesse : peut-être un peu de braconnage dans les forêts et le Weald du Kent. Ce faisant, il est devenu un proscrit. Sans avoir eu le temps de changer de nom ou d’obtenir le pardon du roi, il fut pourchassé par un verdier du nom de Reginald Erpingham, qui devint chevalier plus tard, en même temps que premier collecteur des impôts royaux du comté.
Comme Emma ouvrait la bouche, Kathryn leva doucement la main.
— Non, Blunt a reconnu tout ceci.
La gouvernante se cala dans son siège, se balançant doucement.
— C’est vrai, soupira-t-elle. Mon maître s’appelait Ralph Sockler, de son vrai nom, et c’était un proscrit. Il avait tué deux ou trois cerfs du vieux roi, et il a bien fait courir Erpingham. Il a fini par s’enfuir et trouva à se faire embaucher auprès du duc de Warwick avec qui il partit. Emma se mit à rire, serrant plus étroitement les mains de Peter.
— Assez de mensonges. Blunt n’a jamais été marié avant d’épouser Alisoun. Peter est notre fils.
— Blunt a donc refusé de vous épouser ? demanda Kathryn.
La gouvernante secoua la tête.
— Non, c’est moi qui n’ai pas voulu. Pourquoi retenir un homme à cause d’une nuit de passion, et perdre sa vie en vaines récriminations ? Blunt était épris de moi, je suppose, et nous en avons bien profité. Quand la guerre a cessé, nous étions sur le dernier bateau qui a quitté Calais. Nous nous sommes établis à Cantorbéry, pensant que le passé nous avait oubliés.
— Et Erpingham ? demanda Colum.
— Il a rencontré Blunt par hasard, l’été dernier à Buttermarket, et l’a tout de suite provoqué. Emma s’interrompit et regarda Peter sur la chaise à côté. Le jeune garçon écoutait tel un enfant sage, sans comprendre vraiment ce qui se passait.
— Erpingham a menacé Maître Blunt ?
— Je pense qu’il a fait pire, Maîtresse Swinbrooke. Il est venu ici à plusieurs occasions. Le maître le recevait toujours seul. Je crois que Sir Reginald ne reculait pas devant le chantage.
— Est-ce que votre maître ou vous-même êtes allés voir Erpingham à la Taverne du Vannier ? interrogea Colum.
Elle fit la grimace.
— Non, mais Erpingham nous y avait convoqués. Il a écrit à Blunt pour lui faire savoir la date de son arrivée, et lui conseiller d’être prêt à solder ses comptes.
— En d’autres termes, qu’il ait de quoi lui payer ce qu’il lui demandait par voie de chantage ?
— Bien sûr, mais Blunt n’a pas voulu s’y rendre. Emma s’accroupit pour jeter une autre bûche dans le feu.
— La vie se déroule si étrangement, murmura-t-elle comme pour elle-même. Ce pauvre Richard se faisait beaucoup de soucis à cause d’Erpingham, et pendant ce temps sa charmante petite épouse s’amusait avec tous les beaux jeunes gens qui passaient.
— Vous étiez au courant ? voulut savoir Kathryn.
— Tout Cantorbéry le savait, sauf Blunt. Elle avait le feu aux fesses, cette Alisoun. Elle a épousé Richard pour ses sous, et, jusqu’à son arrivée ici, il avait du bon argent déposé chez les orfèvres.
— Maître Blunt ignorait les badinages d’Alisoun ? demanda Kathryn.
— Oh, il s’en doutait peut-être, mais préférait fermer les yeux, et ne s’occupait
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