Le maréchal Ney
maréchaux, Mortier et surtout Masséna, demandèrent une fois de plus à ne pas siéger. Ce dernier seul avait une raison valable : il avait relevé Ney de son commandement à l’armée de Portugal et l’avait renvoyé assez brutalement en France. Son impartialité pouvait donc être mise en doute. Leurs camarades ne voulurent pas les écouter et ils durent faire partie du conseil comme les autres. Aussitôt après, à dix heures trente, ils entrèrent en séance. Ney fut introduit. Il portait la petite tenue sans broderies mais avec les épaulettes et les insignes de maréchal de France. Eglé, toujours férue de mise en scène, lui avait suggéré la veille de tenir en main son bâton, mais il avait suffisamment le sens du ridicule pour y avoir renoncé. Par contre, un crêpe noir affichait le deuil de son beau-père.
D’emblée, et avant même la lecture de l’acte d’accusation ou l’interrogatoire d’identité du prévenu, Dupin demanda la parole, ce qui étonna Jourdan. Car il avait pensé que la défense serait menée par Berryer. Mais ce dernier, qui y était toujours opposé, n’avait pas voulu mener l’action en faveur de l’exception d’incompétence. Les arguments de l’avocat n’étaient pas très convaincants. Ils reposaient essentiellement sur le fait que le maréchalat n’est pas un grade, mais une dignité, ce que le conseil savait parfaitement. Pourtant, il en concluait que la juridiction n’était pas compétente. Puisque le duc d’Elchingen était également pair de France, c’était à cette assemblée érigée en tribunal de statuer sur son sort. Sur ce dernier point, le baron Joinville, commissaire du roi, qui sentait l’affaire lui échapper, se hâta de faire remarquer que Ney, élevé à la pairie par Louis XVIII en 1814 puis par Napoléon après sa « trahison » en 1815, avait automatiquement perdu le droit de siéger à la chambre haute et donc d’être jugé par elle. On l’écouta à peine. Puis l’étonnement devint de la stupéfaction lorsque le général Grûndler, rapporteur, demanda à son tour la parole pour plaider lui aussi l’incompétence !
Son raisonnement était encore plus obscur que celui de Dupin. Il alla chercher ses sources dans un texte attribué à Hugues Capet ! Après quoi cet excellent soldat, mais piètre juriste, fit remarquer que puisque le pouvoir entendait faire de ce procès un acte politique, ce n’était pas à des militaires d’y prêter la main. Tout le monde se demanda quelle mouche avait piqué Grûndler. Beaucoup plus tard, il devait avouer qu’il avait confondu les termes et qu’il avait voulu démontrer non pas l’incompétence du tribunal, mais le fait qu’il fallait abandonner l’accusation, autrement dit le non-lieu.
Jourdan, ravi, comme ses camarades, décréta sur-le-champ une suspension de séance. Les juges se retirèrent dans la salle du conseil et en moins d’un quart d’heure prirent leur décision. On leur avait tendu une planche de salut. Ils avaient sauté dessus. À l’exception de Claparède et de Villate qui, en persistant à vouloir le juger, avaient la secrète pensée de tirer Ney du guêpier dans lequel il était en train de se fourrer, les cinq autres se déclarèrent sans hésiter incompétents.
On voulait juger leur camarade. Que d’autres s’en chargent et qui seraient les autres leur importait peu.
Lorsqu’à la fin de l’après-midi, le même jour, Berryer père vint trouver Ney dans sa prison pour lui communiquer le déclaratif d’incompétence dans sa forme définitive, il trouva le maréchal ravi de ce qu’il considérait comme un succès. Lui qui quelques jours auparavant croyait son sort scellé et l’acceptait avec une certaine philosophie, recommençait à espérer, sans vraiment réfléchir à ce que pourrait être son existence s’il récupérait sa liberté.
*
L’annonce de la décision du conseil de guerre déclencha à la cour et dans les milieux royalistes une tempête d’indignation. Les souverains étrangers encore à Paris où leurs représentants firent chorus. On se moquait d’eux ! La dynastie Bourbon s’imaginait peut-être que c’était par de tels procédés qu’elle assoirait sa pérennité ! Le président du Conseil des ministres, le duc de Richelieu, qui n’était en poste que depuis le 25 septembre, perçut immédiatement le danger. C’était l’homme du monde le moins sanguinaire qui fût. Mais il comprit que si l’on devait sauver
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