Le Maréchal Suchet
campagne, il fut contraint de concentrer ses unités déployées sur le terrain, laissant celui-ci libre aux guérilleros. Ceux qui n’étaient pas mis hors état de nuire, camouflés, dispersés, réapparaissaient là où on les attendait le moins. En n’éradiquant pas complètement le mal, Suchet se voyait donc contraint de le subir et la lutte, aussi bien contre les réguliers que les irréguliers, se traduisait par un éternel recommencement.
Tout de même, pour faire pièce à la propagande intense mais grossière des juntes, Suchet inventa une forme primitive de guerre psychologique. Tout d’abord, il décida de ne pas heurter les sentiments religieux profonds de ses administrés. Il empêcha les autorités civiles françaises d’enlever le trésor de la cathédrale de Saragosse, Notre-Dame del Pilar et de l’expédier en France. Celui-ci comprenait un nombre important d’objets sacrés en or et en argent. Ce geste fut apprécié dans tout l’Aragon. Du coup, il réussit à obtenir l’appui d’une partie du clergé local. L’évêque de Huesca et le prieur d’un couvent de Santander se déclarèrent en sa faveur, malgré le peu d’enthousiasme de leurs chapitres, et l’évêque ordonna à ses prêtres de cesser de soutenir ouvertement la junte dans leurs prêches.
Fidèle à ses principes, Suchet prescrivit que soient arrêtées les réquisitions brutales de vivres et de fourrage. Ce dont les troupes avaient besoin serait régulièrement payé. Et, comme les caisses étaient vides, le général commanda de faire rentrer les impôts que les Aragonais avaient l’habitude d’acquitter. Mais il ne put empêcher les contribuables d’être contraints de les payer une deuxième fois, car les guérillas agissant au nom « du vrai roi » en exigeaient elles aussi le versement. En principe, Suchet fit publier qu’il était interdit de verser de l’argent aux rebelles. Mais, avec ces derniers, en cas de refus, la sanction était non pas une amende mais une exécution pure et simple. Aussi les Aragonais préférèrent-ils payer deux fois sans trop rechigner.
Suchet voulait donner à tous le sentiment que la province était sûre. Il fit réinstaller des agriculteurs sur des friches et les protégea par un système de petits postes ; puis, pour rendre leur travail plus attractif, il fit acheter leurs récoltes à un prix très au-dessus des cours, ce qui eut pour résultat de faire monter ceux-ci. Il y avait quelque chose d’artificiel dans le procédé et même d’antiéconomique mais, grâce à ce système, il allait réussir à ramener un état qui ressemblait à la paix en Aragon.
Du reste, Suchet surveillait de près le comportement de ses troupes, sachant que certains officiers n’avaient que trop tendance à tolérer ou à se livrer eux-mêmes à des abus. Il se fit en quelques mois une réputation d’homme juste auprès des Espagnols qui lui donnèrent le seul surnom qu’on lui connaisse : el hombre justo . Allant jusqu’au bout de ses conceptions, il n’hésita pas à faire traduire en justice et condamner trois commandants de place accusés de concussion. Dans ce travail en profondeur, il fut secondé par un ordonnateur en chef, probe et sévère, dont il avait demandé lui-même la nomination : Bondurand, qu’il avait déjà eu l’occasion d’apprécier.
Les officiers français, célibataires ou non, vivaient pour la plupart seuls en Espagne, estimant la situation trop dangereuse pour y faire venir leurs épouses. Ils cherchaient donc de bonnes fortunes sur place, les trouvaient sans trop de peine, et cet état de fait choquait fort les Espagnols. Là encore, Suchet voulut donner l’exemple. Il invita Honor à le rejoindre à Saragosse. La comtesse était d’une autre trempe que sa tante qui ne voulut jamais franchir les Pyrénées. Sans hésiter, elle prit la route pour Saragosse. Une fois sur place, elle tint à donner un caractère civil au palais du gouverneur qui, jusqu’alors, avait pris des allures de quartier général. Sous son impulsion, les réceptions se multiplièrent et bientôt la noblesse de Saragosse et des environs, qui avait dans un premier temps hésité, y accourut en foule. La population, et l’administration espagnole, à qui Suchet avait rendu ses prérogatives, mais au nom du roi Joseph, se déclarèrent en sa faveur d’autant que, dans la mesure de ses moyens, Suchet lançait un programme de travaux publics dont le régime précédent avait
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