Le mariage de la licorne
reprises, Lionel dut interrompre la cérémonie pour porter aux lèvres du vieillard l’écuelle dont les parois étaient constellées d’éclaboussures rouges.
Lorsque le religieux quitta la chambrette, Aedan dit :
— J’espère que Dieu ne m’en voudra pas de Lui avoir soutiré Son pardon pour une lâcheté que je n’ai pas encore commise.
Louis songea que Dieu devait être le premier bourreau si c’était Lui, et non pas l’homme, qui exigeait châtiments expiatoires et agonies interminables. « C’est plutôt à un collègue qu’il devra pardonner », se dit-il.
Sam put enfin revenir au chevet de son grand-père. Aedan lui fit ses recommandations. Le garçon, trop perturbé, ne parut pas y prendre garde. Louis, qui était retourné dans la grande pièce avec les autres, ne revint qu’une fois afin d’ausculter Aedan. Le cœur était vigoureux. Il tenait bon et s’obstinait alors que tout le reste flanchait. Louis se redressa et fit au vieil homme un signe de dénégation en pinçant les lèvres. Sam interpréta ce geste à sa manière, Aedan à la sienne.
— De l’hypocras*, réclama celui qui était en train de se noyer de son sang.
— J’y vais, dit Sam en se précipitant hors de la pièce. Louis referma la porte derrière lui. La ruse avait pris.
— Bien, dit Aedan.
Louis s’approcha et sortit de sous sa tunique un objet qu’il y avait soigneusement caché. C’était une latte de bois un peu plus épaisse qu’une règle.
— Ce sera prompt, prévint-il.
Le vieillard fit signe qu’il était d’accord.
Doucement, en prenant soin de ne pas bousculer Aedan, Louis éloigna un peu le lit du mur contre lequel il s’appuyait. Il s’assit ensuite au bord de la couche. Il retira les oreillers et déplaça l’homme par les aisselles vers le haut du lit de façon à ce que sa tête fût privée de support. Louis la lui soutint du creux de la main et lui glissa sous la nuque la latte de bois. Il posa son autre main sur le front brûlant. Les deux hommes se regardèrent. Tout ce qu’ils n’avaient pas eu le temps de se dire semblait affleurer à la surface comme de petites bulles pressées : Aedan eût aimé avoir le temps de connaître Louis davantage, de mieux le comprendre. Il eût souhaité rester pour l’aider à la ferme, pour voir les petits grandir et d’autres prendre leur place, pour revoir les églantiers en fleurs, pour saouler le père Lionel à l’eau-de-vie écossaise au moins une fois. Mais, au lieu de tout cela, il fit cette réflexion :
— Faut être drôlement fort pour réussir un coup pareil.
Louis acquiesça et eut alors pleinement conscience à quel point ce bonhomme allait lui manquer. Tout était tellement simple avec Aedan.
— On y va, dit Louis.
— Oui.
La main sur le front de l’Écossais exerça une brutale pression qui lui rejeta la tête en arrière. Les vertèbres se fracturèrent et empêchèrent le cri d’Aedan d’atteindre ses lèvres.
— Vous avez entendu ? demanda Margot qui, à la cuisine, en était à saupoudrer un peu de précieuse cannelle moulue au-dessus d’un gobelet de vin fumant.
— Entendu quoi ? demanda le père Lionel.
— Ce bruit.
— Quel bruit ?
— Je ne sais pas. Un craquement.
— Oui. Moi, je l’ai entendu. Qu’est-ce que c’était ? demanda Sam.
— Je n’ai entendu aucun bruit, fit le moine en jetant un coup d’œil à la ronde de telle façon que chacun crût à propos d’avoir été atteint de surdité passagère. Pas vous ?
— Non, je n’ai rien entendu, dit Hubert.
— Moi non plus, dit Blandine.
— C’était une espèce de craquement, dit Sam.
— Puisqu’on te dit qu’il n’y a rien, dit Margot. Viens donc plutôt t’occuper de ce gingembre.
Pendant ce temps, Louis avait récupéré sa latte et l’avait de nouveau fait disparaître sous sa tunique. Il replaça délicatement les oreillers sous la tête d’Aedan, dont la bouche était demeurée ouverte sur son ultime cri. Louis l’essuya à l’aide du linge humide. Les yeux émeraude, eux aussi ouverts, exprimaient davantage de surprise que de souffrance. Leur scintillement s’éteignait lentement comme s’il était en train de s’embuer sous un souffle invisible lorsque Louis remit le lit en place avant d’aller rouvrir la porte. Il appela :
— Aitken.
Ce nom, c’était maintenant la seule chose qui restait au garçon. Louis se mit à chercher une façon d’annoncer la mort de son
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