Le mariage de la licorne
un secret. Mais je vous promets que je vous dessinerai ça un de ces jours.
*
Seule à la tour, Jehanne s’était agenouillée devant une caisse dans laquelle une chatte affolée tournait en rond. La bête ne permettait pas à ses deux nouveau-nés de téter. Le travail semblait s’être arrêté. Ses yeux de chat suppliaient Jehanne. De petits gémissements s’élevaient à travers un ronron accéléré qui se voulait apaisant. Pour une fois, Jehanne ne porta aucune attention à son fiancé qui vint se tenir juste derrière elle avec une esconse*.
La chatte voulut quitter sa boîte pour aller le voir, mais Jehanne l’emprisonna de ses deux mains. La jeune fille ne parut pas remarquer l’espèce de chantonnement inarticulé qu’elle s’était mise à produire involontairement. L’instinct, partie animale d’elle-même, avait pris le relais.
Louis observa les mains de Jehanne ; elle avait entrepris de pratiquer de longues pressions répétitives contre les flancs soyeux de la chatte ; la bête hurla et feula sans toutefois se dérober. Sous ce geste mystérieux, un geste de femme, les contractions reprirent. Enfin, une chose mouillée et grise apparut entre les pattes arrière de la mère.
— Un chasseton* qui ululait dans la crête des arbres m’a réveillée et je l’ai entendue, elle, gémir à ma fenêtre, expliqua Jehanne à Louis, afin de justifier sa petite escapade nocturne dans la tour.
Elle était persuadée qu’il l’avait suivie pour en connaître la raison. Tout comme le père Lionel, on eût dit que Louis ne dormait jamais. Il jeta un coup d’œil au chemin de ronde et constata que Sam n’y était pas. Il finit par s’asseoir dans le foin. La chatte refusait de laisser Jehanne partir.
— C’est étrange de vous voir assis là, dit-elle à Louis en souriant.
— Préférez-vous que je m’en aille ?
— Non, non, bien au contraire. Restez. Lorsque ce sera fini, nous irons piller le garde-manger. Il me semble que c’est encore plus appétissant de nuit, parce que ça a l’air défendu. J’ai vu Blandine ramener des mûres cet après-midi. La saison s’achève. Ça vous plairait de manger tout le seau avec moi ?
— D’accord.
Elle lui fit un clin d’œil complice.
Ils n’échangèrent plus un mot. Après un certain temps, trois chatons disparates tétèrent, alignés côte à côte contre le ventre de leur mère, faibles mais empressés de vivre. La chatte finissait de nettoyer le quatrième et dernier chaton qui se traînait en vacillant pour rejoindre les autres dans la sécurité du ventre tiède et flasque de la chatte, qui n’était plus gonflé que par de l’immobile enflure. Jehanne passa ses phalanges sur la rangée de chatons duveteux, encore légèrement humides. Elle prit délicatement le premier-né entre ses mains en coupe et le flaira. Elle dit :
— Les chatons sentent toujours bon. Tenez, sentez. Elle le tendit à Louis, qui recula.
— Non.
C’était trop petit et fragile. Les mains de Louis disparurent derrière son dos. Il eut subitement peur de toucher à des animaux. Il craignait leur réaction, car eux, ils devaient savoir d’instinct quel genre d’homme il était. Louis se demanda pourquoi il éprouvait soudain de la honte mêlée d’angoisse à la seule idée que Jehanne pouvait percevoir, à travers ces chatons, la cruauté de ses jeux d’enfant. Pris de remords, il se rappela les bêtes torturées à mort dont avait été jalonnée sa jeunesse. Il se sentit indigne de Jehanne et de l’affection qu’elle prodiguait avec une telle abondance.
La précieuse petite boule de fourrure fut redonnée à sa mère qui la réclamait. Jehanne caressa la tête de la chatte exténuée et se releva.
— L’aîné, le petit noir, ce sera lui qui aura le plus besoin d’amour. Il n’arrête pas de repousser les autres pour téter à leur place. Venez, mon ami, allons nous gaver de mûres.
*
Après la fenaison vint le temps de récolter les blés qu’on avait semés l’hiver et le printemps précédents. Une fois tous les champs du domaine dénudés à la faucille, le blé mis en gerbes, assemblé en meules et engrangé avant le battage, les habitants d’Hiscoutine s’en allèrent faire corvée dans les champs qui entouraient le hameau d’Aspremont. Le père Lionel et Jehanne descendirent au village avec eux, le premier parce qu’il désirait se rendre à l’église, la seconde à l’invitation d’une couvée d’enfants
Weitere Kostenlose Bücher