Le mariage de la licorne
escient des influences de ce bienfaiteur de jadis.
Pour Bertine, en dépit de son problème d’alcool persistant, Desdémone était une bonne fille. Sa meilleure. Elle n’avait jamais rechigné à l’ouvrage. Il n’y avait jamais eu rien de trop vil pour elle si le bien de la maison était en jeu, et en plus elle avait toujours trouvé du temps pour apporter à l’ordinaire de ses consœurs quelque amélioration. Au fil des ans, les deux femmes étaient devenues de grandes amies. Lorsque des puissants de ce monde s’étaient mis à fréquenter sa maison et à demander Desdémone, Bertine avait remplacé son statut de souteneuse par celui de courtisane. Mais comment oublier que, n’eût été du bourreau, elle fût demeurée infirme toute sa vie ? Comment oublier le fait qu’il n’avait jamais exigé d’augmentation de taxe, alors qu’il savait très bien que la maison prospérait ?
Desdémone avait prêté l’oreille à toutes les médisances de ces pique-écuelle obséquieux qui souriaient à Louis et lui faisaient des ronds de jambe. Lui, il avait l’air de bien les connaître et n’en faisait pas de cas. Il s’emplissait la gorge de bouilleux* ambré, chaud et onctueux, pour éviter d’avoir à parler. Mais, pour elle, le fait de savoir qu’ils étaient si nombreux à en médire était nouveau et prouvait que Bertine pouvait avoir tort. La patronne n’était qu’une personne parmi tant d’autres à s’être fait berner par lui. Avec elle, ça ne prenait plus. La rage au cœur, elle se sentait inattaquable. Peut-être n’était-elle venue que pour cela, afin de constater par elle-même à quel point elle le connaissait bien et comment il ne pouvait plus l’atteindre.
Elle se rendit à la table, mais l’un de ses escarpins décida de ne plus la suivre. Alors qu’elle se penchait pour le remettre, elle buta contre un postérieur d’homme. Plusieurs gouttes de vin doré tombèrent près d’elle.
— Oups ! mille pardons, dame. Est-ce que ça va ? demanda Sam en lui prenant le bras.
— Mais oui, ça va. Où est Baillehache ? demanda-t-elle sèchement. Sam le lui montra en le pointant du menton. Le bourreau n’avait pas bougé de sa place à la table d’honneur. Il dit, tout aussi sèchement :
— Jamais de ma vie je n’ai vu de couple aussi mal assorti. Comme le dit si bien le proverbe : « Vive les vieux ciseaux pour couper la soie ! »
Il sourit, essuya une goutte de vin sucré qui s’insinuait sous son menton et examina plus attentivement cette femme distinguée qu’il reconnaissait pour l’avoir déjà vue dans une situation moins reluisante ; elle n’était peut-être pas si vieille que ça après tout, quoique trop fardée, et elle serrait dans sa main une chaussure dispendieuse. Il ressentit pour elle une sympathie soudaine qu’il ne chercha même pas à dissimuler.
— Savez-vous que vous êtes ravissante ? dit-il avec juste ce qu’il fallait d’accent pour communiquer un peu de finesse à sa remarque.
Le vin contribuait à y faire réapparaître des vestiges de gaélique. Desdémone en voulut à son cœur qui s’était mis à lui cogner plus fort dans la poitrine. Elle avait toujours eu un faible pour les adolescents et force lui était d’admettre que celui-là avait plutôt fière allure. De plus, il détestait Louis. C’était tout à son avantage. Elle ricana.
— Oh, ce que ces gamins des Hautes-Terres* peuvent être romantiques !
Elle posa son soulier par terre et enfonça le pied dedans avec une telle précipitation qu’en partant, elle perdit l’autre. Sam rougit, mais sourit à Lionel qui n’avait rien manqué de l’échange. L’Escot* s’attabla à la place qui lui était réservée au bout de la table d’honneur ; en tant qu’habitant du manoir, il jouissait de ce privilège, même s’il devait partir dès le lendemain. La place de Desdémone était presque à la jonction de sa table avec celle de Sam et il s’en montra extrêmement satisfait. Sam dit tout haut au moine :
— Elle m’a peut-être traité de gamin, mais son genre ne me déplaît pas du tout.
— Jeune impertinent, va ! dit le bénédictin.
Pendant ce temps, Desdémone avait de nouveau perdu le bourreau de vue. Il s’était levé à son insu et elle se mit à le chercher fébrilement des yeux. Une main douce se posa sur son bras et elle fut décontenancée de voir Jehanne en personne qui s’était dérangée pour venir lui offrir d’autre vin.
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